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nous avez revêtus de vos pleins pouvoirs et nous sommes arrivés, nous avons trouvé le tyran encore teint du sang de nos frères, nous l’avons jugé, condamné, mis à mort ! .. Maintenant, faites rouler nos têtes si vous le voulez aux pieds du despotisme étouffé, nous rendrons grâce aux dieux, car nous aurons sauvé la patrie.

« Je demande qu’on juge définitivement Louis sans désemparer, et, s’il est condamné, qu’une heure après il soit exécuté. »

— Une heure après ! Ne croirait-on pas ce mot sauvage sorti de la bouche de Saint-Just ? Les plus fougueux jacobins n’en demandaient pas tant et la Convention elle-même se montra plus libérale en ce point que l’ex-protégé de la Dauphine : si pressée qu’elle fût d’en finir, elle ne crut pas devoir refuser à celui qui avait été le roi vingt-quatre heures de répit pour embrasser les siens et se préparer à la mort.

Le procès de Louis XVI avait achevé de mettre le sceau à la réputation de Dubois-Crancé. L’assemblée tout entière[1], non contente de lui faire une ovation, avait voté l’impression de son discours et l’envoi aux départemens. Aux Jacobins et dans toutes les sociétés affiliées, on le portait aux nues. En revanche, au comité de Salut public, on lui était plutôt hostile : on redoutait son esprit d’ingérence et d’accaparement. Barère, en particulier, lui était fort opposé et l’avait déjà, lors de la formation du comité, empêché d’être élu. On ne pouvait cependant le tenir à l’écart : il eût été trop dangereux et mieux valait lui donner des honneurs et de l’occupation au loin que de le garder inactif et mécontent à Paris. Justement la Convention venait de décider l’envoi de quatre commissaires auprès de chacune des armées : il fut choisi pour celle des Alpes, que commandait Kellermann. Je dirai plus loin quel y fut son rôle et quelle part il eut à la sanglante répression de l’insurrection lyonnaise ; il suffira, pour le moment, de rappeler que, dans cette grande crise, nul plus que Dubois-Crancé ne se montra docile à toutes les mesures dites de salut public décrétées par la Convention, et ne s’associa plus étroitement à la politique terroriste de ses comités de gouvernement. Lorsqu’il fut rappelé, il était seul à posséder la liste des 20,000 Lyonnais qui avaient protesté contre la tyrannie de la Convention. Livrer cette liste, c’était vouer ces malheureux à la mort, ou tout au moins aux plus grands dangers. Par un scrupule honorable, il l’avait jusque-là tenue secrète, et son premier mouvement semble bien avoir été de la détruire. Mais, à son retour à Paris, il trouve l’opinion refroidie, la Convention indisposée, Robespierre, qui

  1. Le mot appartient à M. Yung et je lui en laisse la responsabilité. Il serait plus exact de dire : l’assemblée presque tout entiers, car malgré la pusillanimité dont la grande majorité de la Convention fit preuve dans cette triste journée, il y eut quelques honorables exceptions.