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il ne s'en formalisait pas. La dépêche autorisait toutes les vérités, bien que souvent elles ne fussent agréables ni à émettre ni à entendre. Elle était pour nos diplomates un confessionnal. Ils s'y épanchaient librement suivant leur clairvoyance et leur tempérament. Le ministère des affaires étrangères, fidèle à ses paternelles traditions, ne tenait pas rigueur à ceux qui assumaient la tâche ingrate de troubler son repos par des appréciations inquiétantes. Il savait que ses agens, dégagés de tout esprit de parti, ne s'inspiraient que de l'intérêt du service et du bien du pays. Mais les ministres qui présidaient à notre politique extérieure avaient à peine le temps de se recueillir, de méditer les dépêches, d'arrêter un plan, de le poursuivre avec le sang-froid et la persévérance nécessaires au succès. Ils étaient partagés entre mille exigences, sollicités de tous côtés, dominés par les questions de personnes. Incomplètement initiés à hi pensée du souverain, qui avait, comme Louis XV[1], un penchant malheureux pour la diplomatie occulte, ils ne pouvaient ni instruire, ni diriger, avec la netteté voulue, leurs agens, sans s'exposer à de pénibles contradictions. Ils se préoccupaient plus des incidens de chaque jour et de leurs rapports avec les Tuileries, que de l'enchaînement et de la philosophie des événemens. Malgré l'expérience de M. Drouyn de Lhuys, l'application de M. Thouvenel, la sagacité du marquis de La Valette et le sens politique du marquis de Moustier, tout se décidait sans esprit de suite et de solidarité dans les discussions hâtives, improvisées du conseil, sous l'émotion du moment et sous la pression d'une opinion mobile et capricieuse. A Paris, les impressions sont vives, mais elles sont aussi fugitives; on s'alarme le matin et l'on reprend confiance le soir; tant que le danger n'est pas imminent et qu'on n'est pas matériellement troublé dans ses affaires et ses plaisirs, on se complaît dans une égoïste quiétude.

Les représentans de la France à l'étranger, quand ils se retrouvaient à Paris, n'échappaient pas à l'action contagieuse, énervante que, dans un grand centre, les distractions frivoles exercent sur les âmes les plus vaillantes. Leurs idées se rassérénaient insensiblement dans le tourbillon d'une vie mondaine, dissipée; ils en arrivaient à croire que la Prusse, dont ils signalaient les redoutables armemens, loin décéder à des pensées agressives, ne se préoccupait que de sa propre sécurité. Ils ne recouvraient le sentiment de la réalité qu'en reprenant possession de leurs postes ; il leur semblait alors qu'ils sortaient d'un rêve étrange, qu'ils avaient vécu, hallucinés, dans une société inconsciente, frappée de vertige, indifférente au danger, insensible à tout ce qui ne caressait pas ses passions

  1. M. le duc de Broglie : le Secret du Roi.