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à Bordeaux : la rencontre de plusieurs croiseurs ennemis, à l’approche des côtes de France, la contraignit de se rejeter vers le nord. Il fut aussi impossible de gagner Lorient que la Gironde. Aux abords de Brest, il fallut encore prendre chasse. Le vent soufflait de l’ouest grand frais ; plusieurs des voiles de la frégate furent emportées. Il était fort à craindre que, pendant la nuit, le vent et la mer ne jetassent la Sémillante sur les rochers de l’île d’Ouessant. Surcouf alla se coucher : « Comment donc ! se coucher ? » Surcouf abandonnait-il la partie ? Livrait-il son équipage aux hasards de la mer ? Surcouf faisait, en cette occasion, ce qu’eût fait le capitaine Bouvet : il reprenait des forces, n’ayant, pour le moment, aucune manœuvre à tenter. Savoir dormir à propos est le propre des grandes âmes et des bons capitaines.

Surcouf, nous apprend l’amiral Baudin, avoua le lendemain que, réveillé en sursaut par les coups de mer qui embarquaient à bord, il avait cru plus d’une fois que c’en était fini de la frégate. Le jusant joua en cette occasion le rôle du bon génie : il soutint la frégate contre la force du vent qui la portait à terre. Au point du jour, la Sémillante doublait l’île d’Ouessant : seulement le flot était survenu et le flot entraînait la frégate sauvée dans la Manche. Le port le plus voisin était Morlaix : la Sémillante se présente à l’entrée de la rade avant la nuit. Elle est assaillie par les coups de canon du château bâti sur l’îlot du Taureau. Le temps ne permettait pas d’envoyer à terre une embarcation. La frégate, avec son équipage sur les dents, ses voiles en lambeaux, se décide à faire route pour Saint-Malo. Le 3 février 1809, elle mouille dans la baie de La Fres-aye. Au point du jour, on se dispose à lever l’ancre. Les passagers, réveillés de bonne heure par le désir de saluer la côte de France, sont tous accourus sur le pont : les batteries de la baie, aussi perspicaces que celles du château de Morlaix, choisissent ce moment pour ouvrir leur feu. Le premier boulet écorche le grand-mât, couvre d’éclats le capitaine Motard et lui enlève son chapeau. Les passagers s’empressent de rentrer dans le faux-pont. La canonnade cependant continue : la brise heureusement était fraîche, la frégate fut bientôt hors de portée. Le port de Solidor ne tarda pas à la recevoir.

Quelle existence de perpétuelles alarmes et combien les chétifs avaient alors de chances pour rester en route ! On ne connaissait pas de vieux dans ce temps-là : on ne rencontrait que des vieillards, et de beaux vieillards, je puis le garantir. Le 13 février, Charles Baudin arrivait à Paris avec le commandant Motard : il était toujours enseigne de vaisseau. A peine descendait-il de voiture que le capitaine de vaisseau Morel-Beaulieu, aide-de-camp du ministre de la