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« Après un mois de mer, nous arrivâmes à l’Ile-de-France. Je fus transporté avec les autres blessés à l’hôpital. Le capitaine-général Decaen m’avait déjà recommandé aux soins du docteur Chapotin, chirurgien en chef de la marine. Nous avions été huit amputés à bord de la Sémillante, quatre du bras droit, quatre du bras gauche : j’étais le seul qui eût survécu ; les sept autres succombèrent pendant la traversée. La plaie que je portais au côté était énorme ; elle s’étendait de l’extrémité de l’os iliaque au voisinage de la première fausse côte ; pour la panser, on n’employait pas moins d’une livre de charpie. La suppuration très abondante, les sueurs excessives, la fièvre continuelle, la privation de nourriture, les douleurs et l’insomnie me réduisirent à un degré d’affaiblissement tel que je n’étais réellement plus qu’un squelette : le docteur Chapotin commençait à désespérer de moi. Un médecin allemand, de passage à l’Ile-de-France, le docteur Curtius, obtint qu’on modifiât le traitement débilitant auquel on m’avait jusque-là soumis : vers le milieu d’octobre, c’est-à-dire sept mois après le jour où je tombai blessé sur le pont de la Sémillante, la plaie était entièrement cicatrisée. Je me levai et je pus essayer de faire quelques pas. J’étais tellement raccourci du côté droit que je marchais tout courbé vers la droite et pour ainsi dire à trois pattes. Il fallut plusieurs mois encore pour que, grâce à ma jeunesse et à ma saine constitution, je parvinsse à me redresser. »

Le capitaine Motard cependant se disposait à rentrer en France. Sa santé était très affaiblie par six années de fatigues constantes, et la Sémillante, qui tenait la mer depuis l’année 1803, à bout de forces comme son capitaine, venait d’être condamnée : on commençait à la démolir, quand des acquéreurs se présentèrent. La longue durée du blocus hermétique qui nous était infligé avait porté à un taux fabuleux le prix des denrées coloniales importées en France : une douzaine de navires bons marcheurs s’apprêtaient à partir du Port-Louis avec des chargemens de sucre et de café. Ces navires, bion que leur cale fût remplie de marchandises, n’en étaient pas moins armés en guerre. C’était ce qu’on appelait alors des aventuriers. La vieille Sémillante, grâce à sa marche supérieure, devait constituer un aventurier sans pareil. On lui confia une cargaison évaluée à 5 ou 6 millions de francs, on lui donna pour capitaine le fameux Surcouf, et les passagers sollicitèrent en foule la faveur d’embarquer sur un navire que la fortune avait toujours favorisé. Au nombre des passagers qu’emporta le 20 novembre 1808 la frégate la Sémillante, transformée en vaisseau de commerce, se trouvaient son ancien commandant, le capitaine Motard, et l’enseigne de vaisseau Charles Baudin. La Sémillante devait se rendre