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à genoux d’abord, puis la tête en avant, sur le pont. Pendant quelques secondes, je perdis connaissance. On me porta au poste des blessés : je tenais de ma main gauche mon bras droit, qui pendait encore à quelques lambeaux de chair. Mon ventre était brûlé et entièrement noir, comme si l’on y eût appliqué un fer chaud. Je souffrais des douleurs atroces. Le chirurgien-major, — il se nommait Marquet, — ne jugea pas à propos de m’amputer pendant la nuit. Il avait, d’ailleurs, assez d’occupation avec une trentaine d’autres blessés. Vers dix heures du matin, on m’enleva de dessus mon matelas et on m’assit sur une chaise, au-dessous de la grande écoutille. Avant de commencer l’opération, le docteur Marquet me dit : « Baudin, je crois devoir vous laisser le moignon le plus long possible : vous soutiendrez ainsi plus commodément votre manche d’habit. — Docteur, lui répondis-je, prenez garde ! je crains que l’os ne soit éclaté très haut : si vous coupiez au-dessous de la fissure, il faudrait recommencer l’opération. Tâchons, je vous prie, de ne pas nous y prendre à deux fois. — Soyez tranquille ! » répliqua Marquet. Et, sur-le-champ, il mit en action ses bistouris, ayant soin de couper la peau plus longue que les muscles, les muscles plus longs que l’os. A peine eut-il attaqué l’os qu’il le trouva éclaté : la scie s’arrêta. Le pauvre docteur pâlit. Néanmoins, il continua l’opération, n’osant pas la recommencer à cause de la plaie du côté, qu’il considérait comme mortelle.

Quand tout fut terminé, on me plaça sur un cadre de malade dans le faux pont. L’air y était affreusement chaud et fétide. La femme du capitaine Skeene, notre prisonnier de la veille, vint s’asseoir à mon chevet et se mit à m’éventer, à m’asperger le visage avec du vinaigre pour m’empêcher de tomber en défaillance. Elle reconnaissait ainsi quelques bons procédés que j’avais eus pour elle et pour son mari, quand je les vis arriver, fort effrayés, à bord de la frégate. Cette digne femme passa trois jours et trois nuits près de moi sans prendre un instant de repos. C’est bien certainement à ses soins que je dois la conservation de mon existence. J’éprouvais un accablement extrême : mes intestins commençaient à s’enflammer ; de temps en temps, j’étais en proie à des nausées presque insurmontables. Or, je savais que, dans les grandes blessures du tronc, le vomissement est mortel : que de fois j’ai rassemblé mes forces et ravalé en quelque sorte mon âme près de m’échapper ! La perte de mon bras fut, en cette circonstance, un bonheur. Si je n’avais en que la plaie du ventre, j’étais un homme mort : l’hémorragie considérable, qui eut lieu entre le moment où je perdis mon bras et celui de l’amputation, empêcha l’inflammation des intestins et me sauva certainement la vie.