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chantiers un navire d’une marche quelquefois surprenante. Cependant notre traversée de Saint-Malo à l’Ile-de-France fut loin d’être aussi rapide qu’elle aurait dû l’être. Le capitaine Épron passait la ligne pour la première fois : il s’enfonça dans le golfe de Bénin, espérant y capturer quelques négriers. Nous ne rencontrâmes pas un seul navire anglais, et, pour comble de malheur, nous perdîmes un temps précieux à vouloir nous rapprocher de la côte d’Afrique. Quand nous mouillâmes enfin au cap de Bonne-Espérance, nous y trouvâmes un vaisseau de la compagnie danoise des Indes, l’Aigle blanc, que nous avions laissé, deux mois auparavant, au nord de l’équateur. La marche de l’Aigle blanc était pourtant de moitié inférieure à la nôtre.

« Le 15 mars 1806, nous venions de doubler le cap de Bonne-Espérance : nous fûmes assaillis, entre Madagascar et l’île Bourbon, par un des terribles coups de vent qui désolent si fréquemment ces parages. Nous perdîmes non-seulement nos mâts de perroquet, dont nous n’avions pas en la précaution de nous débarrasser, mais aussi notre petit mât de hune. Quelques officiers émirent alors l’avis de laisser porter vent arrière pour éviter de plus fortes avaries. Malheureusement il y avait dans l’état-major un officier d’un certain âge, jadis commandant d’un navire de flottille dans la Manche, promu depuis quelques mois au grade d’enseigne de vaisseau. Il était arrivé à ce brave homme de fuir vent arrière sur un mauvais lougre et d’avoir la poupe défoncée : depuis ce temps il était toujours effrayé, quand il entendait parler de fuir vent arrière avec grosse mer. Il s’imaginait qu’on allait couler bas. Sa conviction était si profonde qu’il finit par la faire partager au capitaine Épron. Nous nous obstinâmes donc à tenir le travers. Il en résulta que nous perdîmes successivement notre grand mât et notre mât d’artimon. Le mât de misaine et le mât de beaupré restèrent en place, mais ils furent étêtés. Chargée par une mer énorme et couchée sur le côté, la frégate courait risque d’être défoncée par la mâture, qui battait avec violence contre le flanc de tribord. Je proposai au capitaine de mettre, en virant de bord, les mâts brisés au vent de la frégate : nous pourrions ainsi saisir et couper le gréement qui retenait ces malheureux espars convertis en béliers. Le capitaine Épron croyait la manœuvre impossible : il me permit cependant de la tenter. Je l’accomplis avec une facilité extrême. Une fois délivrés de notre mâture, nous fûmes hors de danger. »

Fuir vent arrière, ce n’est pas toujours la manœuvre indiquée dans un cyclone. Que fût-il survenu si l’on eût ainsi précipité la Piémontaise au centre du tourbillon ? Le vieil enseigne de vaisseau, en admettant toutefois qu’il eût survécu à l’aventure, se serait cru le droit de triompher, et pourtant il aurait, en cette occasion,