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volontiers donné des soins. Mon instruction était donc destinée à être complète : une douloureuse catastrophe vint tout à coup l’interrompre.

« La France traversait une situation très critique. Elle avait perdu presque tout le fruit de ses victoires : la malheureuse défaite de Novi nous contraignait à évacuer l’Italie ; l’armée d’Allemagne venait de repasser le Rhin et déjà les Autrichiens menaçaient notre frontière du Var. Le désordre des finances était extrême, le directoire sans considération et sans force ; des clubs anarchiques réveillaient l’esprit du jacobinisme. Un changement de gouvernement semblait une nécessité inévitable. Mon père souffrait profondément de cet état de choses. Il avait en plusieurs conférences avec les deux directeurs Sieyès et Roger-Ducos : il en avait eu également avec quelques-uns de ses collègues du conseil des anciens. Le 21 vendémiaire au VIII, — 12 octobre 1799, — il dînait, avec quelques amis politiques, chez le restaurateur Billot, qui occupait alors la maison qu’on voit en face du Port-Royal, au coin de la rue du Bac et du quai Voltaire : à dix heures du soir, on vint le chercher de la part de Sieyès. Chez Sieyès, dans le salon d’attente, se promenait déjà, de long en large, le général Moreau, qui arrivait de l’armée d’Italie. Mon père aimait beaucoup Moreau ; il appréciait ses talens militaires, sa simplicité républicaine, son caractère privé. Moreau, en voyant entrer mon père, courut à lui et l’embrassa. L’entrevue fut très affectueuse : mon père en fut vivement ému. Après quelques instans, on vint les prévenir que Sieyès les attendait tous deux dans son cabinet. Ils le trouvèrent seul : dès que la porte fut fermée, Sieyès leur dit : « Devinez ce que j’ai à vous annoncer ! Je vous le donne en dix, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille : vous ne devinerez jamais ! Bonaparte vient de débarquer à Fréjus ! — Eh bien ! dit Moreau, voilà votre homme. Vous me faisiez venir ici pour effectuer, au besoin, un mouvement militaire. Bonaparte vous convient bien mieux : il a, bien plus que moi, la faveur du peuple et celle de l’armée. » Mon père, à ces paroles, fut transporté de joie : il avait une très haute opinion du général Bonaparte. Il le regardait comme le seul homme capable de ramener la victoire au dehors et de dominer l’anarchie au dedans. Il était plus de minuit quand mon père revint aux Tuileries, où il occupait, en sa qualité de directeur des archives nationales, l’appartement qui fut, après 1830, assigné pour logement au prince de Joinville. En descendant de voiture, il donna tout ce qu’il avait dans sa bourse au cocher et entra chez ma mère, ivre de bonheur et d’espoir. Jusqu’à deux heures du matin, il resta auprès d’elle au coin du feu, lui faisant part de toutes ses idées sur l’avenir de la France,