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l'intérêt français et nous condamnait à attendre la conclusion de la paix pour formuler des demandes de compensation, c'en était une plus grande encore d'y avoir renoncé après l'avoir exercée. Le ministre prussien, à coup sûr, malgré sa perspicacité, ne prévoyait pas alors, lorsqu'il s'efforçait de nous maintenir dans le rôle de médiateur et de nous en laisser la responsabilité, le parti qu'il pourrait tirer de notre abstention, et le gouvernement de l'empereur ne se doutait pas qu'en refusant de signer à l'acte qui consacrait nos préliminaires, il s'interdirait le moyen d'en surveiller et d'en réclamer officiellement l'exécution.

Notre ministre des affaires étrangères se plaisait à considérer comme précaire la paix entre la Prusse et l'Autriche, et il voulait se réserver la faculté de réagir contre les conséquences du traité. « Votre rôle, écrivait-il à M. Benedetti, devra être celui d'un intermédiaire, se bornant à user de toute son influence pour amener les belligérans sur un terrain commun. Vous n'aurez donc pas à signer les préliminaires et vous devrez éviter, dans vos communications avec les plénipotentiaires, l'usage des notes, des pièces écrites et des notifications officielles. »

Au lieu de virer de bord, en face de la puissance d'action si brusquement révélée par la campagne de Bohême et d'adapter ses revendications aux exigences d'une situation nouvelle, menaçante, M. Drouyn de Lhuys persistait, quand le moment était passé, sans avoir 300,000 hommes sous la main, à maintenir le système des a arrangemens gradués. » Loin de réduire ses prétentions, il songeait à réclamer Mayence et le Palatinat, et pour n'être pas entravé dans ses revendications, il répudiait le rôle de médiateur qui impliquait le désintéressement[1]. L’empereur ne s'y résigna qu'à

  1. Un ministre avisé, surpris par les événemens et n'ayant à son service qu'une armée insuffisante, n'eût pas revendiqué après la signature des préliminaires de la paix, alors que l'ambition de la Prusse était amplement satisfaite, des cessions territoriales qui répugnaient à la cour de Berlin avant la guerre et que, même au lendemain d'une défaite, elle n'eût subies qu'à son corps défendant. Il se serait borné à préserver Mayence contre une occupation prussienne, à réclamer la cession du Luxembourg, et, au besoin, une union douanière et militaire avec la Belgique. Ce n'était plus alors une question de conquête en contradiction avec le principe des nationalités, mais une question de sécurité, de défense nationale. Ces conditions, formulées amicalement, bien qu'en portant la main à la garde de notre épée, eussent certainement été acceptées ; elles auraient maintenu à notre politique son caractère de modération et de désintéressement, et, selon toute vraisemblance, la guerre de 1870 eût été conjurée.
    M. Drouyn de Lhuys, si bien inspiré, le 3 juillet, lorsqu'il réclamait, dans les conseils de Saint-Cloud, où se débattait le sort de la France, la convocation immédiate du corps législatif, un emprunt d'un milliard et une démonstration militaire sur le Rhin, eut le tort de ne pas abandonner la conduite des affaires à ceux qui avaient combattu et fait échouer son programme. Il resta au pouvoir avec la secrète espérance de réparer, par son habileté, l'échec qu'il avait subi. La violence qu'il fit à ses convictions ne devait qu'irriter ses adversaires, augmenter les irrésolutions du souverain et enlever à notre politique sa dernière chance de salut : l'unité de vues et de direction.