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la discussion et le règlement des affaires. Ils n'avaient oublié ni l'un ni l'autre une altercation qu'ils avaient eue à Berlin, au début de la guerre de Crimée. L’envoyé de France s'était plaint dans le cours d'une visite que lui faisait le représentant du roi à la diète de Francfort, des équivoques de la politique prussienne à l'égard des puissances occidentales. Il avait fait une allusion discrète, mesurée aux fautes de M. d'Haugwitz, en 1806, et M. de Bismarck, avide de bruit, impatient d'affirmer sa réputation naissante, avait saisi la balle au bond, sans se soucier du lieu où il se trouvait, pour évoquer les souvenirs de 1815. « Waterloo, disait-il, avait racheté Iéna[1]. » Ce n'était pas une épigramme, c'était un coup de boutoir. Le mot fut aussitôt colporté, grossi, dénaturé dans les cercles russes de Berlin. Le gouvernement de l'empereur eut connaissance de l'incident, qui révélait un adversaire passionné, dangereux ; il aurait dû s'en souvenir en toute rencontre, et il ne se serait pas prêté aux combinaisons hasardeuses qui ont amené sa perte.

C'est avec le ministre d'état que le comte de Bismarck s'épanchait de préférence. Il appréciait la rondeur de ses manières, la lucidité de son esprit; il savait que M. Rouher possédait la confiance de l’empereur et que sa parole était écoutée. Aussi s'était-il appliqué à faire sa conquête, aux dépens du ministre des affaires étrangères et de nos diplomates, auxquels il reprochait leur frivolité et leur méconnaissance absolue des affaires allemandes. M. Rouher possédait toutes les aptitudes, sauf le sens et l'expérience diplomatiques. M. de Bismarck se plaisait d'autant plus à dire que de tous les conseillers de l'empereur il était le seul capable de comprendre et de diriger les affaires extérieures. Provoquer des rivalités au sein des ministères par des préférences calculées, est un moyen infaillible de troubler et d'affaiblir les gouvernemens. Machiavel n'a pas tout prévu ; il est des maximes pratiquées de nos jours qu'il n'eût pas désavouées.

Il n'était pas aisé d'obtenir de la Prusse un renouvellement formel de ses engagemens et de l'amener à déclarer qu'elle n'enfreindrait pas un traité que déjà elle avait violé dans ses clauses essentielles. Il aurait fallu pouvoir s'appuyer sur un titre contractuel, et notre diplomatie avait cru habile, à Nikolsbourg, de refuser, malgré les instances du comte de Bismarck, de participer aux négociations ouvertes avec les plénipotentiaires autrichiens et de signer les préliminaires dont nous avions arrêté les bases. C'était une faute d'avoir, pour satisfaire une vaine gloriole, hâtivement revendiqué une médiation qui ne nous permettait pas d'affirmer

  1. D'après le comte de Bismarck, M. de Moustier aurait dit : « Vous aboutirez à Iéna, » et il aurait répliqué : « Pourquoi pas à Waterloo? »