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On avait reconnu après avoir passé en revue toutes les questions à l’ordre du jour, surtout en Allemagne et en Orient, que les intérêts étaient identiques et que les deux cabinets devaient s’entendre pour exposer leurs idées de la même manière, employer les mêmes moyens et tenir le même langage pour les maintenir et les faire respecter. On avait prévu les crises et les conflits éventuels ; on avait calculé autant que possible toutes les chances, et l’on s’était promis de rester unis dans l’entente que l’on considérait comme la sauvegarde des intérêts communs. La confiance dans la perpétuité d’un intime accord était telle qu’elle avait dominé toutes les autres considérations. Aussi s’était-on dispensé de se lier par des engagemens secrets, on avait évité tout traité et toute convention ; aucun papier n’avait été signé, mais la parfaite entente présente et future et l’assistance réciproque, solennellement proclamées, avaient eu pour garantie la parole d’honneur des deux souverains[1]. S’ils avaient reconnu l’urgence du maintien de la paix, ils l’avaient soumise à certaines conditions dont ils étaient convenus de ne pas se départir. Ces conditions résultant des traités, les deux gouvernemens avaient déclaré qu’ils n’en souffriraient aucune violation. Ils se posaient en défenseurs du statu quo ; ils n’entendaient ni attaquer la Prusse, ni même revenir sur les faits accomplis ; ils ne voulaient que le maintien des stipulations de Paris et de Prague. Il s’agissait de sauver l’intégrité de l’empire ottoman et de s’opposer à la création d’un empire d’Allemagne qui amoindrirait la France et menacerait l’Autriche dans son existence.

L’accord était fondé sur la paix, sans caractère agressif : « Il peut ne pas plaire à tout le monde, disait le chancelier autrichien, mais personne n’a le droit de s’en montrer offusqué. » C’est en cela que M. de Beust se trompait. La Prusse et la Russie ne pouvaient voir sans émotion la France et l’Autriche se concerter et s’unir pour entraver leur expansion en Allemagne et en Orient. Il avait beau

  1. Notre ambassadeur à Vienne, le duc de Gramont, assistait à l’entrevue, mais, sur la demande de M. de Beust, il ne fut pas initié aux négociations. Le prince de Metternich et M. Rouher seuls eurent connaissance du mémorandum et du protocole. L’empereur aurait voulu un traité offensif et défensif, mais le chancelier lui fit observer qu’un acte pareil n’échapperait pas à la vigilance de la diplomatie prussienne, malgré toutes les précautions prises, et que M. de Bismarck, dès qu’il le connaîtrait, provoquerait un conflit. M. de Beust n’admettait pas que la France et l’Autriche, dont l’armement était à peine ébauché, fussent déjà en état de soutenir la lutte. Il subordonnait l’alliance à leur réorganisation militaire, qui, d’après lui, nécessiterait encore beaucoup de temps. Ce furent aussi les objections que l’archiduc Albert, lors de sa mission à Paris, au mois de février 1870, fit valoir auprès de l’empereur. On raconte qu’après être sorti du cabinet de Sa Majesté, il revint sur ses pas, et dit en entrebâillant la porte : « Sire, surtout n’oubliez pas, quoi qu’il advienne, que nous ne serons pas en état d’entrer en ligne avant un an. »