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triomphe de l’unité absolue dans la variété des phénomènes et des formes, la répudiation définitive des causes finales, l’explication du monde et de son histoire par le simple jeu des lois mécaniques et des forces existantes, sans autre destinée que celle de dérouler, dans l’absence complète de tout autre spectateur que l’homme, la trame du phénomène universel, jusqu’à épuisement ou métamorphose de ces forces ; la possibilité, obtenue enfin après tant d’efforts, de reléguer bien loin, per inania regna, l’idée d’un Dieu, de faire cesser l’obsession d’une pensée suprême qui veut sans raison suffisante s’imposer à nous comme cause de l’univers ; la substitution d’une origine mécanique à une origine incompréhensible, l’élimination du dogme de la création remplacé par l’axiome de la permanence de la force ; tout cela ne vaut-il pas la rançon de quelques hypothèses ? « Des pas infiniment petits et des périodes infiniment longues, a dit Strauss, tels sont les deux passe-partout qui ouvrent les portes accessibles naguère au seul miracle. » C’est toute la philosophie de l’évolution.

Voilà donc la nouvelle conception du monde d’après ces théories, filles de la science positive et dominatrices des esprits : une loi et une force, une loi unique qui règle les manifestations d’une force unique. Cette force identique à elle-même sous ses métamorphoses apparentes exclut toute idée de commencement et de fin ; elle ne peut ni avoir commencé ni cesser d’être ; qu’elle ait pu commencer ou qu’elle doive finir, qu’on place le néant avant ou après, la contradiction est la même ; le rien ne peut devenir le tout, le tout ne peut devenir le rien. La nature est le cercle immense dans lequel s’agitent éternellement ces diverses manifestations de la force, se transformant et se transmettant les unes dans les autres. Qu’est-ce donc que la vie universelle ? Une succession de formes déterminées par les actions et les réactions du mouvement. Qu’est-ce qu’une vie individuelle ? Un moment insignifiant dans ces variétés de combinaisons inépuisables comme la force qui s’y joue, infinies en nombre dans le temps et dans l’espace infinis. Qu’est-ce que l’humanité ? Une collection de ces momens comprise dans un intervalle très court de la cosmologie. La vie individuelle, l’histoire tout entière, ne sont que des épisodes imperceptibles perdus dans l’œuvre de la nature, des accidens sans avenir et sans portée, des quantités négligeables dans la production universelle. De toutes parts l’incommensurable nous déborde, l’incommensurable silencieux, vide de toute pensée, l’infini muet.

Dans cette doctrine qui simplifie si prodigieusement l’existence et qui réduit la vie humaine elle-même à un cas particulier de la mécanique universelle, que devient la morale et quelle place peut-elle garder dans le monde ? Une place bien restreinte et subordon-