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avec les espérances qui s’y attachaient au gouffre sans fond de l’inconnu. L’art est de jouir avec esprit de la sottise universelle et de se consoler de la nécessité de vivre par l’affranchissement de la pensée, qui juge cette vie et la nécessité qui l’impose, ne voulant à aucun prix en être ni l’esclave ni la dupe : on prétend bien ne pas être du parti des mystifiés. Je me souviens, à ce propos, d’un ami anonyme de Benjamin Constant, qui pourrait bien être Benjamin Constant lui-même, et qui en tout cas était, par anticipation, de l’école du dilettantisme, florissante parmi nous. Cet ami racontait un plaisant apologue : « Dieu est mort, disait-il, avant d’avoir fini son ouvrage. Il avait, à ce qu’il paraît, les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens pour les accomplir ; il avait mis déjà en œuvre plusieurs de ces moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir ; mais au milieu de son travail il est mort. Tout à présent se trouve fait pour un but qui n’existe plus. Nous, en particulier, nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils fussent usés, sans savoir pourquoi et redisant toujours : « Puisque je tourne, j’ai donc un but. » — Je ne sais trop où j’ai lu cette histoire ; mais j’estime que rien n’exprime mieux la prétention au déniaisement universel, qui est une des élégances de ce temps-ci, et qui fait fureur parmi les beaux esprits.

Quelques-uns, enfin, ne sont pas des irrésolus, ce sont des sectateurs déterminés des idées nouvelles, mais qui, au terme des concessions faites, deviennent tout d’un coup des révoltés, ils subissent toutes les exigences de la science, sauf une, la dernière. Leur erreur était de croire que la science leur rendrait tout ce qu’ils avaient sacrifié pour la suivre, la vie morale transformée sans doute, mais encore digne de l’homme, la vie esthétique, profondément modifiée, mais capable encore de nobles inspirations. La science ne leur devait rien de tout cela ; elle ne le leur a pas donné ; de là de cruelles désillusions. Au terme de ce long voyage scientifique, à travers ces espaces vides et ces grands silences, ils se sont étonnés ; ils n’ont pas trouvé ce qu’ils cherchaient, l’apaisement de la pensée, l’harmonie rêvée entre l’ordre de l’esprit et l’ordre des choses, là où elle devait être, si elle est quelque part, dans l’univers expliqué et démontré. Partout ils n’ont trouvé que l’enchaînement sans fin des phénomènes, réglés sous la loi du nombre, avec leur expression mathématique, excluant toute autre direction que celle de l’éternelle nécessité ; ils n’ont trouvé que des raisons mécaniques, non la raison. Les faits les ont trompés jusqu’au bout, nulle part ils n’ont saisi cet accord de la pensée avec le monde, qui semblait