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d’adhérens en Angleterre ; ce qui est un trait bien particulier à la race. Même ceux qui s’établissent en dehors de tout sentiment religieux en gardent encore les habitudes et les formes extérieures. Chez nous, cette adaptation semble impossible : le culte tombe inévitablement avec les dogmes qui l’ont produit.

À part cette singularité de la religiosité persistante, nous pouvons reconnaître que le sécularisme a beaucoup d’adeptes sur les bords de la Seine, tous ceux qui veulent substituer l’idée de l’humanité « aux vieilles idoles d’un ciel imaginaire. » Il y a aussi, parmi nous, un grand nombre d’agnostiques. Mais ni les uns ni les autres ne consentiraient à se laisser enfermer dans des catégories trop précises ni à prendre des noms de sectes. Cela répugne à l’esprit français. On ne veut pas être, chez nous, enrégimenté, embrigadé par opinion. C’est une difficulté sérieuse dans l’enquête que nous voudrions faire ; des tendances d’esprit sont plus malaisées à saisir que des noms à définir.

Revenons donc en France et mettons à part les consciences que domine le sentiment religieux, bien plus nombreuses qu’on ne l’imagine. Mettons aussi, provisoirement, en dehors de nos observations quelques fidèles de la métaphysique, les dévots de la raison pure, les derniers adorateurs de l’idéal. Plaçons-nous en pleine réalité dans les livres, dans la presse, dans les manifestations multiples de la pensée, et surtout au centre de la jeunesse ardente et laborieuse, celle qui peuple les laboratoires et les amphithéâtres scientifiques, ou bien encore celle qui débute dans les lettres. Pour se rendre compte avec exactitude des phénomènes intellectuels d’une époque, pour noter avec précision les façons d’être et de sentir les plus naturelles à la fois et les plus révélatrices, rien ne vaut autant que de se mettre en communication intime et directe avec les jeunes gens, je parle de ceux qui réfléchissent et qui n’ont pas peur de penser. C’est une expérience que, pour mon compte, je n’ai jamais négligé de faire, et à mon plus grand profit. Les esprits jeunes livrent plus naïvement à l’investigation des témoins ou leurs perplexités et leurs agitations de pensée ou leurs négations dures et passionnées, mais parfaitement désintéressées. Ils sont sincères sans effort, étrangers par leur âge à toutes les complications d’opinion que peuvent créer plus tard l’ambition, le calcul, l’amour-propre ; ils n’ont fait de pacte qu’avec leur conscience et non avec un parti. Ils ont de plus l’incontestable avantage d’être absolument de leur temps, d’en exprimer les sympathies ou les antipathies à l’état spontané ; ils sont en plein dans les grands courans de l’opinion du moment, qui les emportent et dont eux-mêmes ils précipitent la vitesse en s’y mêlant avec leur fougue naturelle.