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à une habitude, ou plus nobles, comme la pitié ; je ne suis point assez naïf pour me cabrer et rétiver devant cet amas de causes : n'ai-je pas franchi naguère la psychologie plus effrayante de la Visite de noces ? Enfin, je n’ai pas l’oreille déchirée par une pièce dont le mot le plus dur, et qui fait saillie sur le reste est : « sales bêtes ! » — jeté par la bouche d’une courtisane, alors qu'un orage de passions fait bouillonner et jaillir en trombe tout le fond populacier de son âme. Sorti de là, « sales bêtes ! » me blesse beaucoup moins que certains discours, plus polis en eux-mêmes, prêtés par des dramaturges qu'on n'incrimine pas à de grandes dames, à d’honnêtes femmes, à de pures jeunes filles. Et, si l’on me pousse à bout, je dirai que mon principal grief contre l’auteur, en ce qui touche la morale, c’est qu'il lui a fait une trop belle part ; c’est qu'il l’a trop mise en action et même en paroles ; c’est qu'il a trop montré, trop dénoncé, au risque d’être moins complètement vraisemblable et plus pénible, les suites fâcheuses de certaines fautes, et qu'il en a trop relégué les douceurs dans les entr’actes : — un programme des menus agrémens d’une liaison, exposé par l’héroïne à la fin du premier acte, et un déjeuner en plein air, mangé de bon cœur, en bonne intelligence, par les deux amans, au commencement du second, n’est-ce pas tout ce que cette longue aventure laisse voir d’attrayant ? Tout le reste est repoussant, à bonne intention, comme les cinq dernières planches de la Vie d’une courtisane d’Hogarth, comme sa Vie d’un libertin ; à meilleur droit que les Courtisanes de Palissot, la pièce admettrait ce sous-titre : l’École des mœurs. Voilà ce que je serais tenté de reprocher à M. Daudet, et si je résiste à mon envie, c’est qu'à voir les scrupules ameutés contre Sapho, j’estime qu'il a prudemment agi en ne leur donnant pas plus de prise. La première condition, pour un ouvrage de théâtre, est qu'il soit toléré jusqu'au bout par le public ; sans doute, l’auteur a sagement fait en prenant cette précaution d’être édifiant.

Donc une fille galante et un homme faible, tels que je viens de les signaler, ne m’offusquent pas nécessairement par l’infamie évidente de leur caractère, à ce point que je ne puisse les voir ni les entendre : est-il besoin de protester que je serais tout aussi bien disposé pour une héroïne chaste et pour un héros vertueux ? Ceux-ci même auraient cet avantage, à présent, d’une qualité plus rare sur la scène : ils rafraîchiraient mon attention ; qu'ils paraissent, ils seront les bienvenus. En les attendant, et à leur défaut, je puis accueillir une vierge folle, une de plus, et son compagnon ; d’ailleurs, s’ils sont l’un et l’autre vivans, ils seront assez neufs : est-il un être animé qui trouve son pareil dans ce monde ? Enfin, si la simplicité de l’action laisse plus de facilités à l’auteur pour animer ses personnages, bénie soit-elle ! Apercevrais-je, comme je le fais, ces nuances de sentiment qui sont les couleurs mêmes de la vie, chez Titus et Bérénice, chez Alceste