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et montaient d’échelons, plus l’abîme se creusait entre elles et cette noblesse, qui vivait de droits féodaux. C’étaient comme deux peuples campés sur le même sol. La réconciliation devenait impossible. Le paysan sauvage, ignorant et méfiant, épargnait denier par denier, afin de payer les procès ruineux qu'il soutenait contre le suzerain. Le seul homme en qui il eût confiance, à qui il racontât ses peines et ses rancunes, ce n’était pas son curé, c’était l'avocat qui partageait ses haines, l’avocat qu'il entendait parler. C'est ainsi que les hommes de loi étaient désignés d’avance à la rédaction des cahiers dans les bailliages. Qu'importaient, pour la plupart, les théories politiques? Les habitans des villages insistaient d'abord pour que leurs chiens de basse-cour fussent délivrés du piquet qu'on suspendait, par ordre du seigneur, au col de ces pauvres bêtes afin de les empêcher de saisir un lièvre, si par hasard il s'offrait à leur portée.

Pendant que, dans les campagnes, le paysan s’animait de plus en plus lorsqu'on l’interrogeait et qu'on faisait une universelle enquête sur ses misères, ailleurs, dans les villes, tout travail, toute industrie qui recevait le contre-coup de l’action de la féodalité s'émancipait. Cette vieille antipathie des bourgeois pour ce qui subsistait de l’ancien régime n’avait pas peu contribué à rendre subitement impopulaire même le parlement, pendant tant d’années leur idole. Il venait de condamner au feu le courageux livre de Boncerf sur l’Inconvénient des droits féodaux. L’enthousiasme pour ce grand monde parlementaire, anobli et acquéreur de cens, s’éteignait, et d’Espréménil, revenant en 1788 des îles Sainte-Marguerite, où il était détenu, ne rencontrait plus sur son passage que l’indifférence et l’oubli.

Affranchir les terres et les personnes de toute entrave se confond dans ce cri général : Plus d’inégalités I Personne n’a mieux vu que Rœderer ce motif déterminant des événemens. Il appartenait par son origine, par son éducation, aux plus hautes familles du tiers état. Personne n’avait été plus nourri que lui de toutes les connaissances que possédait son siècle et n’en avait plus adopté les idées généreuses. Il avait même cette supériorité de joindre les connaissances économiques au savoir du jurisconsulte. C’est Rœderer qui, dans sa brochure sur les états-généraux, écrivait ces mots décisifs : « Depuis quarante ans, cent mille Français s’entretiennent avec Locke, avec Rousseau, avec Montesquieu. Chaque jour, ils reçoivent d’eux de grandes leçons sur les droits et les devoirs de l’homme en société ; le moment de les mettre en pratique est arrivé. »