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yeux de mon auguste maître plus de valeur que ceux de la conservation de la paix.

« Et certes, cette appréciation de Sa Majesté est désintéressée, au plus haut degré, car la Russie n’a rien à redouter d’un conflit entre vous et la France ; bien des gens croient même qu'elle pourrait en tirer de l’avantage.

« Si je suis bien informé, la cour des Tuileries s’est abstenue jusqu'à présent de toute insistance prématurée auprès de vous sur la question du Schleswig, pour ne pas blesser vos susceptibilités par une pression. Mais je sais que l’empereur Napoléon en est sérieusement préoccupé, surtout en vue de l’influence que la solution est appelée à exercer sur ses rapports avec la Prusse. Il désire que ces rapports conservent le caractère d’une bonne intelligence, mais il craint que si le statu quo d’incertitude actuelle se prolongeait, une surexcitation de l’opinion en France ne le mette dans un cruel embarras. Il nous l’a franchement confessé.

« Il nous semble qu'il serait grandement temps de venir à son secours pour l’aider à accomplir la noble tâche d’une paix durable.

« Vous n’ignorez pas nos sympathies pour le Danemark, mais nous désirons nous tenir à l’écart de toute immixtion qui aurait l'apparence d’une intervention dans une question qui devrait être résolue à l’amiable par les partis intéressés. Mieux que personne, vous pourrez trouver une solution acceptable.

« Laissez-moi finir en disant que lorsque vous paraîtrez personnellement sur la scène, alors je serai convaincu que de bonnes choses sont en train de s’accomplir. »

Il était difficile de mettre plus de bonne grâce et plus de chaleur à nous satisfaire. Le prince Gortchakof payait comptant, mais sa monnaie n’était pas sans alliage. Tout en se constituant notre avocat, il apprenait à M. de Bismarck qu'il n’avait rien à redouter de la Russie, qu'elle était décidée à ne pas entrer personnellement dans le débat. Il insinuait aussi, par une phrase équivoque dont le sens ne pouvait échapper, que, si un conflit devait éclater, « la Russie, au dire de bien des gens, ne pourrait qu'y trouver de l’avantage. » Sa politique était celle de la main libre et du plus offrant.

M. de Bismarck n’avait pas eu le dernier mot dans l’affaire du Luxembourg; ses adversaires ne cessaient de lui rappeler que l'Allemagne, vaincue sans combattre, avait été contrainte à reculer sinon ses frontières, du moins sa ligne de défense. Il comptait bien un jour ou l’autre prendre sa revanche et confondre ses détracteurs. Le roi venait de lui conférer le titre de chancelier de la Confédération du Nord avec de larges attributions[1]. Il allait tout absorber

  1. Il fut nommé le 18 juillet 1867.