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encore, très disposé à entendre la vérité et à faire le bien. Toutefois, malgré son dévouement à la Turquie, l’éminent correspondant du Times avoue que la situation de l’empire est mauvaise, et il l’attribue à sept causes différentes : le bakchich, le havalé, le harem, les vakoufs, l’absence de routes, la dette flottante et la mauvaise foi de l’Europe. Mais à côté de ces plaies, pires que celles de l’Egypte, parce qu’elles sont plus durables, il y en a bien d’autres, et tout d’abord la procrastination et l’indifférence dégénérant en torpeur. « Si j’avais à composer une devise pour la Turquie, disait M. Baker, je proposerais celle-ci : « Il n’y a qu’un Dieu et le bakchich est son prophète, et jarin ! à demain ! » Cette lenteur à se décider et à agir est sans doute une force pour les diplomates et les ministres de la Porte : sir Drummond Wolff vient d’en faire l’expérience ; mais dans certaines maladies l’inaction conduit à la mort. Le sultan pourrait emprunter à M. de Bismarck le mot russe : Nitchewo (ce n’est rien) gravé dans une bague de fer que le chancelier ne quitte jamais.

En 1862, M. de Bismarck, ministre à Saint-Pétersbourg, est invité à une chasse impériale. Il se trompe sur le lieu du rendez-vous, et est obligé de prendre une charrette de paysan. « Ces chevaux sont bien faibles, » dit-il. Le cocher répond : Nitchewo, et part. « Mais nous n’avançons pas. — Nitchewo. » — « Allons donc plus vite ! » L’attelage part au galop, mais le frêle équipage verse et se brise. Nitchewo, dit le paysan. — Bismarck ramasse un morceau du fer de l’essieu et s’en fait forger une bague, où est gravé le mot qui, d’après lui, résume la Russie. Quand il raconte l’incident, il ajoute : « Mes bons Allemands me reprochent d’avoir trop de patience avec les Russes ; ils devraient savoir que je suis seul en Allemagne, dans les momens critiques, à dire : Nitchewo, tandis qu’en Russie 100 millions d’individus le répètent à chaque instant. » Combien cela est plus vrai en Turquie ! Voici, par exemple, comment se passe, m’assure-t-on, une séance du conseil des ministres. Le sultan est censé y assister ; mais sa dignité l’oblige à rester dans une chambre voisine, et l’un de ses secrétaires vient, à chaque instant, lui rendre compte de la discussion. Les ministres craignant tous d’être disgraciés par le maître ou trahis par leurs collègues, leur seule préoccupation est de ne pas se compromettre. « La question est très grave, » dit le président du conseil. On est d’abord tenté d’adopter l’affirmative, mais que d’objections se soulèvent ! — Chacun à son tour prend la parole, et expose avec une égale éloquence le pour et le contre. Le débat se prolonge, nul ne conclut ; le conseil finit par décider qu’il s’en remet à la sagesse de sa majesté. Celle-ci, grâce à la douce influence de la nicotine, jouit des béatitudes du kef. Cette discussion sans issue l’ennuie et l’écœure. « Jarin ! À demain ! » dit le sultan ; et il va faire une visite à son harem. L’esquisse qu’on