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à Dolma-Bagtché, à Bechik-Tach, à Beyier-Bey. Ils font un effet ravissant, reflétés par les eaux pures du Bosphore, mais ils n’ont point de style ; les matériaux sont de détestable qualité : au lieu de marbre ou de pierre de taille, on a employé le stuc et le plâtre ; il faudrait donc beaucoup d’entretien et il fait complètement défaut. On vient d’y préposer le chef des eunuques, alors qu’un architecte et un bon ingénieur ne seraient point de trop ; aussi on aperçoit partout des traces d’infiltration. Au jardin d’hiver, les vitres sont brisées, les colonnes ont perdu leur aplomb ; la décomposition commence. La décoration intérieure de ces palais si vantés a coûté un total inouï de millions ; elle ressemble à celle des cafés genre mauresque de Paris ou de Vienne, mais d’un goût très inférieur. Ces résidences sont complètement abandonnées.. Le sultan Abdul-Hamid habite Yildiz-Kiosk, sur les hauteurs, entre deux immenses et affreuses casernes jaune safran, qui déshonorent la vue si belle de Dolma-Bagtché. Abdul-Hamid a peur d’être assassiné ou détrôné et enfermé comme ses prédécesseurs ; on ne sait jamais exactement d’avance à quelle mosquée il ira, le vendredi, pour le selamlik.

Je cause avec un officier turc instruit, qui a vécu à Paris : il a reçu deux mois de solde sur huit. Heureusement qu’on lui donne des rations de riz, de viande, de café, de pain et même du drap pour ses habits, sinon il ne lui resterait qu’à mendier. Mais quelle occasion de malversations et de vols que ces fournitures en nature ! Si l’on veut bien saisir ce que renferme de souffrances pour tous une crise économique, c’est ici qu’il faut venir. Les employés, les militaires même ne sont plus payés ; l’argent qui arrive des provinces va aux créanciers étrangers ; les marchands ne vendent plus et les ministères sont assaillis d’hommes, de femmes surtout, qui réclament ce qui leur est dû en pleurant et en gémissant ; on dirait les lamentations au lit d’un mourant. C’est navrant. On me raconte un apologue qui peint la misère générale. À la fête du baïram, tout vrai musulman fait des largesses à tous ceux qui l’entourent et ordonne quelques fins repas. On félicite un effendi, qui passe pour riche, sur les plaisirs que lui procurera le baïram qui approche. « Hélas ! répond-il, j’ai chez moi une grande armoire qui, la veille de la fête, était naguère remplie d’objets de prix pour les cadeaux et de fins morceaux pour les repas. Hier, je l’ouvre, elle était vide, et une souris y grignotait une vieille croûte de pain. j’appelle mon chat pour que lui, au moins, ait un régal. Il regarde, pousse un miaulement attristé et refuse de prendre la souris » Je compris pourquoi : elle était trop maigre. »

Dans sa dernière course à Constantinople, M. de Blowitz a eu le rare honneur d’avoir avec le sultan une conversation intime, et il en conclut qu’Abdul-Hamid est intelligent, et, ce qui vaut mieux