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ou un paysan riche est emmené dans les montagnes et obligé de payer de grosses sommes. Les bandits se font livrer par les villages tout ce qu’il leur faut : vivres, vêtemens, armes, munitions. Malheur à ceux qui résistent ou les dénoncent ! Leurs maisons sont pillées, brûlées et leurs femmes outragées. On arrête quelques-uns 4e ces brigands. Ils se font relâcher à prix d’argent et aussitôt continuent leurs déprédations. La police est inerte, insuffisante et n’a nul désir de livrer bataille : qu’y. gagnerait-elle sinon des coups de fusil ? Le brigandage devient ainsi la seule industrie lucrative. Le commerce, les échanges sont soumis à tant de risques et de frais qu’il y faut renoncer. Toute activité économique est paralysée.

Les exactions et les violences des begs ne sont pas moins funestes à l’agriculture. Ils se croient libres de disposer à leur gré de tout ce qui appartient aux cultivateurs ; ils leur imposent des corvées ruineuses, angarias ; si un cheval ou un bœuf leur plaisent, ils s’en emparent de force ou en offrent un prix dérisoire. Le Bulgare résiste-t-il, ils le tuent comme un chien, et si, par hasard, ils sont traduits en justice, ils sont toujours acquittés, car ils affirment qu’ils n’ont fait qu’user du droit de légitime défense. Ces faits ne doivent pas nous étonner. Tout homme armé d’un pouvoir absolu sur des êtres sans défense en abusera. Que ne fera-t-il pas s’il a intérêt à les ruiner ou à les faire disparaître ?

Les persécutions des Grecs sont plus cruelles encore, parce qu’elles appellent les sévérités de l’administration turque sur les chefs naturels de la nationalité bulgare, les maîtres d’école, les popes et tous ceux qui ont reçu quelque instruction. Les Grecs ont cru longtemps que la Macédoine devait leur appartenir. Seuls ils avaient. de l’instruction, seuls ils représentaient la civilisation chrétienne en face de l’islamisme. Les fidèles obéissaient passivement au clergé grec. Les Bulgares, pauvres brutes, cultivant humblement le sol, comme les Finnois en Finlande et les Lettes en Courlande, n’avaient pas plus le sentiment d’une nationalité distincte que les bœufs qui tiraient leur charrue. Mais depuis une vingtaine d’années, surtout depuis le traité de San-Stefano et la constitution d’une Bulgarie indépendante, l’idée nationale s’est réveillée avec une force désormais irrépressible. Ils avaient conservé obscurément, dans les campagnes, leurs mœurs, leur langue, leurs chansons. Ils savaient quelques mots grecs appris à l’église ou dans les rares écoles ecclésiastiques ; mais ils n’étaient nullement hellénisés. Quoique la Porte refuse l’investiture aux évêques pour les districts qui leur sont dévolus par le firman de 1872, la constitution de l’exarchat bulgare permet aux habitans de sang slave de se soustraire définitivement à l’action du clergé phanariote, en se rattachant à leur église. Voilà ce qui excite chez les Grecs, et surtout chez leurs