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Près du konak (palais du gouverneur), on a créé, sur l’emplacement de maisons turques abandonnées et ruinées, un jardin public où joue la musique militaire les jours de fête. Des maisons neuves ont été bâties tout autour ; la plus imposante appartient à un libraire ; donc encore l’activité intellectuelle est au premier rang. À Sophia et à Belgrade, on a consacré des millions à construire le palais du prince. Ici le chef de l’état se contente d’une vieille construction qui semble menacer ruine, et les deux seuls grands édifices que l’on ait élevés sont consacrés à l’enseignement supérieur des jeunes filles et des jeunes gens. On se croirait vraiment aux États-Unis.

Le gouverneur Aleko-Pacha étant absent, M. Tchomakof me présente au premier ministre, M. Gabriel Kristovitch, qui depuis lors a été nommé gouverneur-général, sous le nom de Gavril-Pacha, C’est un jurisconsulte distingué qui a étudié le droit à Paris. Il parle le français à merveille. Après avoir occupé une haute fonction dans l’île autonome de Samos, il fut appelé à celle de président du tribunal de commerce de Constantinople, puis au secrétariat général en Roumélie. Il avait pris aussi, à côté de mon hôte Tchomakof, une grande part à la lutte contre le patriarcat grec, pour la constitution de l’exarchat bulgare, et il contribua au succès de cette rude campagne par son tact et sa connaissance du droit canon. Il nous dit que la population est morale, pacifique et peu portée aux crimes et aux délits. Et, en effet, je trouve dans la statistique officielle de 1884 que, dans les six prisons de district, il n’y a en tout que 676 détenus, dont seulement 6 femmes. Un détenu sur 1,300 habitans, c’est extrêmement peu. Pour le sexe féminin : 1 sur 66,666 ! c’est à croire, que dans ce fortuné pays, les femmes ne se rendent jamais coupables d’aucun méfait méritant la prison. j’attribue ces chiffres vraiment extraordinaires à la simplicité de la façon de vivre et à l’égalité des conditions. L’éminent criminaliste-physiologiste, le professeur Lombroso, de Turin, dans un livre puissant et étrange, l’Uomo delinquente, s’efforce de prouver que beaucoup d’assassins tuent par instinct et en raison de leur conformation physique, comme les tigres et les hyènes : trouverait-il dans la constitution du cerveau bulgare l’explication de cette rareté des crimes ?

— Le gendre de M. Tchomakot, qui est un officier russe naturalisé Rouméliote, me parle de l’armée. Le service militaire est obligatoire pour tous à partir de l’âge de vingt et un ans. Mais il n’y a en temps ordinaire, sous les drapeaux que 3,666 hommes répartis en 13 bataillons, y compris 1 bataillon-école. Cette petite armée coûte 2,650,000 francs, c’est très peu et cependant les contribuables réclament. La gendarmerie, dont l’entretien s’élève à 1,500,000 Ir., est parfaitement organisée et c’est l’essentiel ; car c’est à ce corps d’élite que l’on doit la sécurité dont jouit le voyageur dans toute la