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chars attelés de buffles : ils transportent à Sophia du bois de construction et de chauffage qui vient de la forêt de Bellova, appartenant au baron de Hirsch. Il faut quatre ou cinq jours pour faire le trajet. Les buffles se nourrissent en pâturant sur les terrains vagues, le long des chemins, et les conducteurs emportent leur pâtée de maïs : néanmoins on comprend que le chauffage soit cher dans la capitale bulgare. Si toutes les hauteurs étaient boisées, comme en Suisse, quelle richesse pour cette contrée ravagée par tant de siècles de luttes et d’oppression ! Une bonne loi forestière et le reboisement, voilà de quoi le gouvernement devrait s’occuper tout d’abord. Nous laissons à droite le massif du Vitosch, et nous gravissons le contrefort des Balkans qui sépare le versant du Danube de celui de la mer Egée. Il est peu élevé et forme des collines arrondies, couvertes de broussailles. Nous rencontrons de temps en temps les traces du chemin de fer commencé, il y a dix ans, pour relier Sophia à la ligne Sarambey-Constantinople : dans les ravins, des piles de pont à moitié achevées ou des pierres de taille à pied d’œuvre ; ailleurs des remblais et des déblais ravinés par les pluies, même quelques rails enfouis sous les herbes et les arbrisseaux. C’est une lamentable histoire qui montre à nu l’impuissance du régime turc et les causes qui en empêchent la réforme. La Porte s’étant brouillée avec M. de Hirsch, voulut achever son réseau en régie. Un pacha fut mis à la tête de l’entreprise. Il trouva le poste, agréable et lucratif ; mais les travaux n’avançant pas, il fut destitué et remplacé par un autre pacha qui suivit l’exemple du premier. Le gouvernement se lassa de payer, et les travaux furent abandonnés, après qu’on eut dépensé moitié plus qu’il n’eût fallu pour achever toute la ligne.

À Vaccarel, village formé de quelques maisons couvertes en chaume, nos chevaux s’arrêtent pour boire à une fontaine, dont l’inscription en langue turque est écrite en caractères grecs. L’enseigne d’un commissionnaire en marchandises est rédigée en bulgare, en hébreu et en français. Mon compagnon de voyage interroge un paysan sur les conditions agricoles dans cette région. « Nous avons tous, nous répond-il, autant de terres que nous en pouvons cultiver. Chaque paysan est propriétaire et possède une couple de bœufs, 1 cheval et 40 à 50 moutons. Les plus riches ont 4 bœufs et 300 à 400 moutons. Le village, pour ses deux cents maisons, a 5,000 chèvres et moutons. Il n’y a point de pauvres parmi nous, car chaque famille a soin de ses malades et de ses infirmes. Nous produisons de quoi satisfaire largement à nos besoins, mais quand, pour payer l’impôt, il faut obtenir des écus sonnans, la difficulté est grande. Sur place, personne n’achète, et les marchés où nous pouvons vendre nos denrées sont si loin ! Cependant, tout va