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semble au premier abord ; en réalité, c’est là une vue superficielle. De ce que l’Angleterre aurait beaucoup à risquer, il ne s’ensuit nullement que la Russie aurait beaucoup à gagner. Pour l’une comme pour l’autre, les chances de bénéfice nous semblent manifestement hors de proportion avec les chances de perte. L’enjeu de la Russie ne serait assurément pas l’Asie centrale, d’où les Anglais auraient bien du mal à la chasser et qu’elle serait toujours sûre de reconquérir ; l’enjeu de la Russie serait peut-être moins militaire et politique qu’économique. Une chose chez elle souffrirait assurément de la guerre, et c’est précisément ce qui lui importe le plus, la fortune publique et privée. Si, en hommes, elle a des ressources inépuisables, la Russie est aussi pauvre d’argent que riche de soldats ; et une guerre avec l’Angleterre, en Asie, lui coûterait plus de millions de roubles que de régimens. L’infériorité du grand empire du Nord, vis-à-vis des états de l’Occident et vis-à-vis de la jeune Amérique, provient de l’infériorité de ses capitaux. Une guerre fatalement longue et dispendieuse, avec un état aussi opulent et aussi opiniâtre que l’Angleterre, accroîtrait encore cette infériorité. Le développement normal de l’empire, à peine remis de la guerre de Bulgarie, pourrait être retardé pour un quart de siècle.

Certains esprits mettent en doute l’utilité pratique des acquisitions lointaines, convoitées aujourd’hui par tant de pays. s’il est un état pour lequel on puisse se poser cette question, c’est assurément l’empire russe. Ce n’est pas de territoires, ce n’est pas de provinces nouvelles qu’il a besoin, c’est bien plutôt de nouvelles ressources, de nouveaux capitaux. Les conquêtes l’appauvrissent au lieu de l’enrichir. Le Turkestan, qui lui a beaucoup coûté à soumettre, lui coûte non moins à administrer. Toute augmentation de ses vastes domaines asiatiques sera pour la Russie, longtemps encore, une charge sans compensation. Elle n’est pas assez opulente pour se permettre raisonnablement le luxe d’annexions dispendieuses. Stuart Mill disait que, pour un pays vieux et riche, il n’y a pas de meilleur placement que la fondation de colonies. Ce n’est manifestement pas le cas de la Russie. Les ressources lui manquent déjà pour mettre en valeur ses immenses possessions asiatiques ; elle ne saurait les étendre indéfiniment sans se mettre elle-même hors d’état de les exploiter ; car nous ne sommes plus au temps où les états et les peuples se leurraient de s’emparer aux Indes d’inépuisables trésors.

On peut juger de ce que la guerre coûterait à la Russie, par ce qu’a déjà coûté à son crédit la seule appréhension de la guerre. Une campagne dans l’Afghanistan ne suffirait point à faire plier l’orgueil britannique, et des années d’hostilités condamneraient presque