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elle devait les pousser à des résolutions dont le gouvernement britannique aurait peine à décliner la (responsabilité. Le général Lumsden était exposé à se trouver entraîné dans des conflits, toujours possibles entre des avant-gardes campées à peu de distance. Ses instructions lui défendaient-elles d’y prendre part, il risquait d’être, avec ses cavaliers, le témoin inutile et impuissant de la défaite des protégés du vice-roi des Indes.

C’est un peu, on ne l’a pas oublié, ce qui est arrivé, et il n’en pouvait guère être autrement. Si le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’était décidé à envoyer son représentant, le général Zélénoï, en villégiature à Tiflis, la Russie avait, sur la frontière afghane, d’autres généraux venus, non en négociateurs, mais en chefs de troupes chargés de veiller à la sûreté de leurs hommes et de leur pays. À la tête des soldats du tsar, était un officier renommé pour sa prudence, n’ayant rien, assure-t-on, de la téméraire initiative des Tchernaïef et des Skobélef. En dépit de son tempérament et de ses instructions, le général Komarof ne pouvait entièrement échapper aux vieilles tentations et aux constantes fatalités des commandans russes dans l’Asie centrale. De tous les pays du globe, c’est peut-être celui où les troupes ont le plus de peine à rester immobiles l’arme au bras. Pendant que sir Peter Lumsden attendait son collègue russe, les patrouilles du général Komarof occupaient Poul-i-Katoun, à 50 milles environ au sud de Sarakhs, et de là elles poussaient jusqu’aux défilés de Zulficar, sur la route d’Hérat. Les Afghans, on ne doit pas le perdre de vue, n’étaient pas en reste avec eux ; les Russes pouvaient se défendre en disant qu’ils ne faisaient que les imiter. L’émir de Caboul n’avait pas attendu les mouvemens en avant du général Komarof pour envoyer une garnison chez les Saryks de Penjdeh, craignant, s’il ne prenait les devans, d’y trouver les Russes installés avant lui. En attendant les travaux des commissions de délimitation, les deux parties occupaient ainsi les principaux points stratégiques du territoire contesté, chacune s’efforçant de faire valoir à son profit le plus puissant argument de nos jours, les faits accomplis.

Cette manière de procéder semblait aux Anglais fort naturelle de la part de l’émir Abd-ur-Rahman, regardé par eux comme le légitime souverain de l’oasis de Penjdeh et des points occupés par ses troupes. Il en était tout autrement à leurs yeux de la marche des Russes sur Zulficar. Ils y voyaient une provocation qu’ils ne pouvaient tolérer en silence. Lord Granville s’en plaignit vivement à Saint-Pétersbourg. Le cabinet russe répondit que les officiers avaient obéi à des nécessités militaires ; mais que dorénavant ils auraient l’ordre de ne pas pousser en avant, à la condition que les Afghans se