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moins été démembrés à plusieurs reprises, parfois par leurs protecteurs mêmes. Un fait déjà évident, c’est que, malgré la vaillance indisciplinée de ses habitans, l’Afghanistan, tout comme la Turquie, n’a pas de meilleures garanties que les jalousies de ses grands voisins.

Bien que le gouvernement de Pétersbourg n’ait pas pris à son compte les savantes théories des explorateurs russes sur les fatalités géographiques ou les convenances ethnographiques, ses vues à ce sujet semblaient assez peu rassurantes pour que le cabinet anglais fût peu pressé de revenir sur une question en apparence vidée en 1873, afin de préciser l’entente Gortchakof-Granville. Aussi, lorsqu’on 1882 M. de Giers exprima le désir que la frontière septentrionale de l’Afghanistan, de Khoja-Saleh aux limites de la Perse, fût « formellement et définitivement fixée[1], » l’Angleterre, qui semblait la plus intéressée à cette délimitation, montra peu d’empressement. Peut-être le cabinet libéral, alors de même qu’en 1872 à la tête des affaires, redoutait-il de compromettre sa situation parlementaire en souscrivant officiellement à d’inévitables concessions. Il préféra s’en tenir à la méthode de procrastination habituelle à tous ceux qui redoutent des embarras ou des périls sans avoir le courage de les affronter. Or, en politique tout comme dans la vie privée, c’est là le plus souvent un sûr moyen d’accroître les difficultés devant lesquelles on recule. L’entrée des Russes à Merv ne pouvait permettre à M. Gladstone et à lord Granville de toujours différer ; ils se fussent exposés à laisser le tracé de la frontière à l’épée des généraux du tsar.

Les négociations sur cette délicate question furent reprises au printemps de 1884. Les deux gouvernemens tombèrent d’accord de faire étudier et délimiter la frontière afghane sur le terrain. Pour cette mission, à laquelle il désirait donner un grand apparat, le cabinet britannique fit choix du général sir Peter Lumsden. Le gouvernement russe, qui avait d’abord désigné un simple colonel, dut, pour ne pas froisser les Anglais, lui substituer le général Zélénoï. Les deux missions avaient rendez-vous, pour le mois d’octobre 1884, à Sarakhs, sur le point de rencontre des frontières de la Perse, du Turkestan et de l’Afghanistan. Pendant que les mandataires du tsar et de l’impératrice des Indes se mettaient en route, la presse des deux états entamait une polémique sur la convention de 1873 et sur les limites assignées à l’Afghanistan par la nature et l’histoire. Il devenait chaque jour plus manifeste que, entre les deux pays et les deux gouvernemens, il y avait des divergences

  1. Dépêche de sir Ed. Thornton, ambassadeur de la reine en Russie, à lord Granville, 29 avril 1882.