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les frontières de l’Afghanistan à quelques jours de leurs arsenaux du midi. Ils pourront bientôt se vanter d’avoir supprimé le désert, comme ils peuvent déjà dire que, pour eux, il n’y a plus de Caucase.

Avec cette nouvelle route, la Russie a, pour ainsi dire, pris le Turkestan à revers, et, de la Caspienne, ses troupes cheminent tout droit dans la direction de Hérat et de la vallée de l’Indus.

L’occupation de Krasnovodsk remonte à 1869. Quelques années plus tard, en 1873, après une campagne où eussent échoué des troupes moins endurantes, les Russes atteignaient Khiva, l’île verdoyante, qui se croyait inexpugnable dans sa mer de sables. L’orgueil de Khiva brisé et leur flanc gauche ainsi assuré, les soldats du tsar, appuyés, sur leur flanc droit, à la Perse qui les fournissait de vivres et de mulets, étaient libres de pousser vers l’est. Entre le sud de la Caspienne et l’Afghanistan, régnaient les Tekkés, les plus turbulens comme les plus guerriers des Turkomans. Pour soumettre ces écumeurs de la steppe, terreur de leurs voisins de Khiva et de Perse, il fallut, de 1877 à 1881, plusieurs campagnes. Les Russes ne se laissèrent décourager ni par les difficultés ni par les insuccès inhérens à cette sorte d’entreprises. Contre ces Tekkés, il fallut envoyer l’élite des troupes du Caucase de retour de la conquête de Kars, avec le chef le plus populaire des armées russes, Skobélef. On sait au prix de quels efforts le héros de Plevna battit, en 1880, la principale tribu des Tekkés, les Akhals, prenant d’assaut, en janvier 1881, leur repaire, la forteresse de Ghéok-Tépé[1]. La chute de Ghéok-Tepé, dont les grossières murailles avaient, trois ans plus tôt, arrêté le général Lazaref, fut décisive.

Par un de ces reviremens propres aux populations primitives, les Tekkés qui, la veille encore, opposaient aux envahisseurs une résistance acharnée, vinrent, leurs chefs en tête, jurer fidélité au souverain de leurs vainqueurs. Habitués à triompher de leurs voisins, ils reconnaissaient qu’ils avaient trouvé leurs maîtres. La générosité des Russes acheva ce qu’avait commencé l’épée de Skobélef. Au prestige de leurs armes les nouveaux seigneurs de l’Akhal eurent soin d’ajouter, selon leur coutume, les séductions de la civilisation et la fascination des pompes de la cour impériale. Des Tekkés, appelés au couronnement du tsar Alexandre III, revinrent célébrer dans leurs oasis les splendeurs du sacre du tsar blanc et les merveilles de la puissance russe. Les Tekkés de l’Est, profitant de la leçon infligée à leurs frères de l’Ouest, vinrent d’eux-mêmes se soumettre à un maître réputé aussi généreux qu’invincible.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai dernier, l’étude de M. H. Moser : le Pays des Turkomans.