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d’attirer un jour chez elle une partie du transit de l’Inde, ne sont pas les seuls aimans qui l’aient attirée peu à peu vers les lointains sommets du Paropamise et de l’Indou-Kouch.

L’époque à laquelle les troupes impériales se sont le plus résolument lancées dans l’Asie centrale, la date même des différentes étapes de leur conquête, indiqueraient seules à quelle pensée patiente, à quelles visées politiques obéissait le cabinet de Saint-Pétersbourg. c’est après la guerre de Crimée et la pacification du Caucase que les Russes se sont mis en route vers les rives classiques de l’Iaxarte et de l’Oxus. c’est après la guerre de Bulgarie et le congrès de Berlin qu’ils ont repris leur marche en avant vers le Paropamise, avec une décision et un esprit de suite dont leurs expéditions avaient souvent manqué jusque-là. Repoussé de l’Europe et de l’Asie-Mineure, le vaste empire moscovite, toujours en quête d’expansion, semblait se rejeter de l’occident vers l’orient, des rivages européens, prohibés à ses troupes, vers les mystérieuses contrées de l’Asie centrale, où ni flotte ni armée européenne ne pouvait suivre ses soldats. Il semblait, au premier abord, que la politique russe fût heureuse de trouver, dans ces régions écartées, un champ libre où les généraux et les diplomates de l’Occident ne pussent la contre-carrer. Peut-être fut-ce là au début une des perspectives qui attirèrent les armes du tsar vers le Turkestan ; mais, en s’enfonçant dans ce Touran inhospitalier, la politique russe y découvrit bientôt un tout autre objectif. Elle se réjouit de s’y pouvoir frayer un chemin jusqu’à ses vieux rivaux d’Europe, jusqu’à la jalouse puissance qu’elle avait plus d’une fois rencontrée sur sa route, dans les défilés du Balkan et sur les méandres du Bosphore.

La guerre de Crimée, et plus encore le traité de Berlin, avaient laissé en Russie de vivaces rancunes contre les Anglais. Moscou s’irritait de toujours retrouver devant elle la main de l’Angleterre sans pouvoir elle-même l’atteindre nulle part. Ne sachant comment troubler la patrie de Palmerston et de Beaconsfield dans sa quiétude insulaire, les Russes se sont ingéniés à découvrir une prise sur leur insaisissable rivale. Le plus grand ennemi de l’Angleterre, Napoléon, leur avait dès longtemps signalé par quelles routes on pouvait atteindre les Anglais dans les vallées de l’Inde. Ces leçons, prématurées au temps de Paul Ier, revinrent à la mémoire d’Alexandre II et du prince Gortchakof. Ne pouvant joindre l’Angleterre en Europe dans son île brumeuse, ils cherchèrent à s’en rapprocher en Asie. Les Russes ont traversé des déserts, en apparence infranchissables, et toute l’épaisseur d’un continent pour devenir les voisins des Anglais, non qu’ils aspirent à les supplanter dans l’Inde, mais pour les obliger, par leur voisinage, à compter