Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme d’état, en examinant devant Dieu sa carrière politique de plus de cinquante années, se réjouira peut-être non moins de cette guerre évitée, fût-ce au prix d’un sacrifice d’amour-propre, que du disestablishment de l’église d’Irlande ou de la récente réforme électorale.


II.

Ce qui a conduit l’Angleterre de M. Gladstone au bord d’une rupture avec la Russie, c’est, on le sait, la marche des Russes vers Hérat et les frontières de l’Afghanistan, c’est-à-dire vers les frontières de l’Inde. L’avance des Russes en Asie n’était pas un fait nouveau. Nous ne voulons pas faire ici l’histoire de la conquête du Turkestan, il nous suffira d’en marquer les principales étapes. Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les causes, ce sont les procédés et le but final de cette longue marche des Russes à travers les steppes, tour à tour brûlantes et glacées, de l’Aral et de la Caspienne. En s’enfonçant dans ces déserts inhospitaliers, les Russes cédaient avant tout à la secrète impulsion qui pousse un état civilisé, en contact avec des pays sauvages ou à demi barbares, à les faire entrer dans sa sphère d’action, à se les subordonner, à se les assujettir sous une forme ou sous une autre. c’est là une sorte de loi historique, une sorte de loi physique, pour ne pas dire, en empruntant le jargon à la mode, de loi biologique. Dans la sphère politique, comme dans toute la nature vivante, quoi de plus fréquent que l’absorption des faibles par les forts ? Les organismes inférieurs sont voués à être la proie des organismes supérieurs.

Est-ce à dire qu’en annexant successivement à leurs vastes possessions les steppes de l’ancien Iaxarte et de l’ancien Oxus, les Russes aient cédé en aveugles à une sorte de fatalité ? Non, assurément, on est trop éclairé, on est trop réfléchi à Pétersbourg et à Moscou pour être longtemps l’agent inconscient des nécessités physiques ou des lois historiques. Dans leur lente descente vers le cœur de l’Asie, ces hommes du Nord n’obéissaient pas seulement à une sorte d’attraction géographique. La preuve en est la patience, l’habileté, la persévérance qu’ils ont apportées dans leur conquête. À l’impulsion première de la nature s’ajoutaient chez eux des vues politiques, des desseins combinés, qui, petit à petit, ont pris plus de netteté et de consistance.

La conquête du Turkestan n’a guère demandé aux Russes qu’un tiers de siècle. Durant la première moitié de cette période, ils ont, semble-t-il, été surtout conduits par les impulsions instinctives, tant il y a eu d’imprévu et de décousu dans leur marche en avant. C’est ainsi que, des steppes kirghizes, les soldats du tsar se sont