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césarisme, le vieux Beaconsfield faisait ceindre à la reine Victoria, déjà presque sexagénaire, la couronne d’Aureng-Zeb, ce n’était pas seulement pour rehausser aux yeux des Indous le prestige de la domination britannique ou pour flatter l’amour-propre de la famille royale en la mettant, quant aux titres, de niveau avec les grandes cours du continent. En faisant proclamer sa très gracieuse majesté impératrice des Indes, Beaconsfield sanctionnait un fait, l’importance capitale de l’Indoustan dans les états britanniques.

On sait que, dans sa jeunesse, cet israélite baptisé, qui tenait de ses origines juives le goût inné de l’Orient et des pompes orientales, s’était un jour amusé à représenter la reine, les ministres et le parlement, faisant du haut de leurs trois-ponts de solennels adieux à l’Angleterre pour aller porter sur le Gange le centre de la domination britannique. Le voyage rêvé par le romancier politique était un symbole des destinées ou de la situation de l’Angleterre moderne. La cour n’a point abandonné les tours massives de Windsor, le parlement n’a pas quitté le hall gothique de Westminster pour les féeriques palais arabes d’Agra ou de Delhi ; mais l’image lointaine de l’Inde flotte, malgré tout, au ciel anglais. Les épais brouillards de la Tamise ne sauraient longtemps la cacher. Les hommes d’état britanniques sont contraints d’habiter en pensée les vallées du Pendjab et de gravir les vertes croupes de l’Himalaya, pour surveiller les orages qui s’amassent derrière les monts. L’Inde et la route de l’Inde, tel est, qu’ils le veuillent ou non, le constant souci de leur politique. c’est lui qui les a naguère fait camper en Égypte et remonter au-delà des cataractes, comme autrefois il les avait conduits au Cap et à Maurice. c’est lui qui a longtemps fait de l’Angleterre le défenseur attitré de la Turquie, et qui, tout récemment, a failli lui faire jouer l’existence de cet empire qu’elle a tant contribué à faire durer.

Cette importance capitale de l’Inde dans la politique anglaise, cette dépendance où l’Indoustan tient son altière souveraine, M. Gladstone a eu le tort de se refuser à la reconnaître. Non content de la nier, il traitait « d’humiliante » et de « honteuse » la doctrine qui proclamait l’Angleterre solidaire de sa grande conquête. « Je n’admets en aucune façon aucune dépendance de ce genre, déclarait-il emphatiquement, non dans l’entraînement d’un discours public, mais dans une étude écrite à loisir, dans le recueillement du cabinet[1]. Je prétends que nous avons, à la vérité, un grand devoir vis-à-vis des Indes, mais que nous n’y avons aucun intérêt, sauf celui du bien-être de l’Inde elle-même et de ce que ce bienêtre entraîne avec lui… L’Inde, continuait-il, n’ajoute pas, mais

  1. The Nineteenth Century, août 1877.