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aux expéditions militaires qu’il avait si hautement condamnées sur les bancs de l’opposition. Le plus souvent, ses répugnances intimes n’ont servi qu’à multiplier ses hésitations ; ses scrupules n’ont fait que l’incliner à des demi-mesures qui lui ont valu de durs échecs.

La raison de ces contradictions entre le programme et la conduite du cabinet libéral n’était pas seulement dans le caractère du premier ministre, esprit complexe, essentiellement anglais, préoccupé à la fois des intérêts positifs et des droits abstraits, mêlant les aspirations du philanthrope aux calculs du financier et du chef de parti. La raison de ces contradictions était non moins dans les faits qui dominent la politique anglaise. L’Angleterre, quoi qu’en aient dit libéraux ou radicaux, n’est pas maîtresse de s’émanciper à son gré de la politique impériale. Elle est en quelque sorte captive de ses immenses colonies ; elle est en particulier la prisonnière de l’Inde. On peut, dans un autre sens, appliquer à cette dernière le Grœcia capta du poète. L’Angleterre est, d’une certaine façon, possédée par ses multiples possessions ; elle est tenue par elles autant qu’elle les tient. Elle est, dans une certaine mesure, l’esclave de ses conquêtes, la sujette de ses sujets. Cela, encore une fois, est surtout vrai de l’Inde, qui ne peut ni se gouverner ni se défendre seule. Si robuste, si vigoureusement constitué qu’il soit, un état n’est pas impunément le maître d’un pays vingt fois plus vaste et dix fois plus peuplé. Vingt-cinq millions d’Européens, relégués dans une île lointaine, ne sauraient, sans trouble ni soucis, régir deux cent cinquante millions d’Asiatiques, comme un berger mène son troupeau. De pareils empires se paient. Une telle domination devient une servitude. L’Angleterre a beau s’en défendre, l’Inde, tant qu’elle demeurera une vice-royauté britannique, sera sa principale préoccupation. L’Inde dominera toute sa politique ; et, bien que plus d’un insulaire commence à en faire fi, quoique beaucoup se demandent quels sont les bénéfices réels d’un tel empire asiatique, et qu’en réalité l’Indoustan puisse n’être nécessaire ni à la grandeur ni à la richesse de la métropole, l’Angleterre ne saurait abandonner le somptueux empire de lord Clive et de Warren Hastings, comme elle a spontanément évacué les îles Ioniennes.

Une des grandes divergences entre M. Gladstone et lord Beaconsfield, deux des hommes d’état les plus différens que Westminster ait jamais vus se disputer le pouvoir, c’est que l’un reconnaissait hautement cette dépendance et que l’autre s’efforçait de la nier, tous deux, du reste, comme il arrive d’habitude dans les luttes de partis, outrant leur opinion en sens inverse. Lorsqu’au grand scandale des libéraux, en apparence effarouchés par le fantôme du