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qui touche à la furie. Ils font bien, car ils ne risquent guère d’échouer complètement et peuvent, avec probabilité, faire par là rapide fortune. Ils calculent que, s’ils ont seulement dix ans devant eux, avant l’apparition du phylloxéra, ils ont chance d’avoir réalisé de beaux bénéfices. Il se disent avec raison que l’ennemi ne saurait les frapper tous à la fois ; que l’Algérie, sans la Tunisie, compte environ 250 lieues de longueur ; que les vignobles, quelque activité qu’on mette à les multiplier, ne se toucheront pas de longtemps ; que la propagation du mal y sera, par conséquent, bien plus lente et bien plus difficile que dans la mère patrie. Enfin ils comptent sur la vigilance de tous pour empêcher l’importation de l’insecte maudit.

Le développement et l’avenir de la colonisation sont désormais attachés à cette entreprise. Nous ne voyons à ces espérances enivrantes qu’un seul inconvénient : c’est qu’elles détournent des voies modestes de la culture ordinaire et font considérer comme misérables tous les autres procédés d’exploitation. Parlez de labour à beaucoup de colons, ils font une moue dédaigneuse ; entretenez-les de beuverie, ils vous répondent vignobles. De sorte que, si par malheur la vigne ne donnait pas en Algérie les résultats espérés, on pourrait prévoir une débâcle générale, un abandon presque absolu. Ces gens, grisés par des perspectives de rapide enrichissement, ne se résigneront jamais plus aux lents et humbles labeurs du paysan, qui vit au jour le jour et se contente de ce que les saisons lui apportent. On peut, en tout cas, prédire que ceux d’entre eux qui échoueront, — et ils ne sauraient réussir tous, — jetteront le manche après la cognée et déclareront une fois de plus l’Algérie « bonne pour des Arabes. »

Heureusement les perspectives sont encourageantes. Aussi peut-on se prêter à la monomanie du jour, et tracer au petit colon qui entre dans cette voie les linéamens d’un projet exécutable. Supposons qu’il soit en possession d’une vingtaine d’hectares, et qu’il ne les ait pas choisis trop éloignés de la côte, afin d’échapper aux sécheresses excessives, d’éviter les gelées tardives et de rester à portée des voies d’écoulement pour ses futurs produits. Admettons, ce qui est la chance la plus favorable, qu’il ait pu s’assurer ce petit bien pour 5,000 francs. Il doit avoir choisi un terrain dont un quart au moins soit à peu près défriché, sans quoi sa plantation se trouverait retardée d’un ou deux ans. Le reste, ne devant servir qu’au pâturage des bestiaux, n’obligera à aucuns frais de nettoyage. Il a bâti sa demeure et son étable pour 3,000 francs. Son mobilier, son matériel professionnel, sa charrette, sa charrue, ses bœufs pour labourer ses vignes, son cheval, lui prendront encore 2,000 francs. Il entretiendra ces animaux et en engraissera peut-être quelques autres