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peu près convenable étant volontiers épousée. d’autre part, le colon qui amène une étrangère se heurte à d’autres difficultés. Celle qui n’a pas été élevée à la campagne se fait rarement à l’existence sévère qu’il faut mener, dans une exploitation rurale, aux confins du désert. L’ennui la prend, quand la peur n’est pas venue à bout de sa persévérance. Sa famille, ses amis la rappellent. Puis il y a les enfans à élever, à faire instruire, et auxquels la modeste école du village ne suffit pas toujours, à supposer qu’elle soit à portée. Si, à ces raisons plus ou moins valables, s’ajoute l’abattement produit par les maladies, les fièvres locales (fruit du défrichement), les décès peut-être, on n’hésite plus. On vend d’autant plus aisément ce que l’on a reçu en don qu’il semble que tout soit bénéfice à en réaliser la valeur en beaux écus sonnans. On ne tient bien d’ailleurs qu’à ce qu’on a payé de son argent ou de ses peines.

Or, des peines, ce colon de rencontre s’en est donné ; il le fallait bien, ne fût-ce que pour attendre le terme légal où il pourrait recouvrer sa liberté. Mais il n’en a pris que l’indispensable, comme on fait lorsqu’on n’entreprend qu’un travail qui doit cesser et dont un autre recueillera les fruits. Il a défriché peut-être un peu, s’il n’a pu s’en dispenser, mais le moins possible. Il eût fallu trop emprunter pour cela. Ce qu’il a mis en valeur, c’est son lot de jardin, son lot de vigne ; peut-être quelques hectares de labour à portée de sa maisonnette. Mais le gros lot, celui que l’administration, à tort ou à raison, lui a assigné à plusieurs kilomètres du village, il l’a laissé en friche, le plus souvent faute de goût, de force ou de capitaux ; à moins qu’il n’ait trouvé des indigènes disposés à lui en payer un loyer. Cette dernière éventualité est en effet la plus désirée et la plus favorable. Alors vraiment il se sent propriétaire, puisqu’il reçoit une rente pour un bien qu’il n’exploite pas. Elle lui sert ordinairement tout au plus à payer les intérêts de sa propre dette ; mais enfin il peut attendre, et c’est le grand point pour lui.

Un petit nombre de colons ont même eu la chance exceptionnelle de se procurer, par ces locations, des revenus presque suffisans pour vivre. Les plus actifs en profitent pour améliorer leur position, préparer l’avenir, mettre en valeur un bout de champ. Ce sont les bons. Mais combien d’autres vivent dans une demi-oisiveté, au jour le jour ! N’espèrent-ils pas se défaire, tôt ou tard, de ce beau bien, et aller tenter de nouveau la fortune, par d’autres voies, en ville de préférence ? Brocanter est la passion de ces esprits inquiets.

Dans la moitié des cas, il y a abandon, dans le quart seulement les intentions du législateur sont strictement remplies. De tels procédés ne font guère avancer la colonisation ; la culture progresse