Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supposition est d’un grotesque parfait. c’est pourtant là ce qu’ont fait jusqu’ici nos administrations coloniales, c’est ce qu’elles feraient encore peut-être, si elles avaient assez de terres à distribuer aux vingt-cinq raille pétitionnaires qu’on dit être en instance auprès d’elles.

Ces petits marchands, ces artisans sans métier nécessaire à une colonie, ces non-ruraux de toutes provenances sociales, ou plutôt ces déclassés qui pétitionnent et réclament à grands cris des terres en Algérie, sont précisément les mêmes qui accueilleraient par un éclat de rire le propriétaire qui aurait eu la naïve philanthropie de leur proposer d’aller se faire paysans au fond de la Bretagne ou du Poitou ! Telle est pourtant l’inconséquence humaine. On s’imagine savoir faire et avoir le goût de pratiquer, en régions inconnues, ce qu’on ne saurait faire et n’aimerait pas tenter même dans la banlieue de sa ville natale ! Est-ce l’effet du mirage des pays lointains ? Est-ce l’indication d’une erreur naïve ? Croit-on donc qu’il suffise d’être installé colon pour savoir produire céréales, vignobles et bestiaux ?

Aux yeux de bien des citadins, le paysan n’est qu’un rustre, ignorant et sans intelligence, dont le travail ne nécessite pas grand savoir-faire. Il n’est tailleur ou cafetier qui ne se juge beaucoup plus capable qu’un cultivateur. n’abordons pas de scabreuses comparaisons. Mais il serait bien temps qu’on se persuadât que tout apprentissage est laborieux et que, à trente ou quarante ans, il faut payer son métier plus cher qu’à quinze ou vingt. Il serait temps surtout que nos administrateurs se convainquissent qu’il ne suffit pas, pour faire un bon colon, d’avoir échoué comme avocat ou surnuméraire dans son pays, d’avoir gratté longtemps du papier dans un bureau ou servi utilement d’agent électoral. c’est ainsi que, à bonne intention du reste et sous couleur de peupler l’Algérie, on prépare des échecs à la colonisation, des dénigremens au pays qu’on prétend peupler et des faillites nouvelles à ceux qu’on espère relever. s’il y avait un cas dans lequel il fût permis de dire : « La terre au paysan ! » ce serait bien celui qui nous occupe.

C’est un des inconvéniens du système des concessions gratuites à des gens sans ressources et sans aptitudes aux travaux des champs, que ceux qui ne hasarderaient pas une semaine de leur vie pour devenir agriculteurs en Beauce, risquent leur existence et celle de leurs familles pour devenir propriétaires en Algérie. Propriétaires ! ce mot exerce une étrange magie sur les imaginations de milliers d’aspirans à la colonisation ; souvent il ne cache qu’un malentendu. Possession n’est pas toujours richesse. On méconnaît trop que la terre n’est rien en dehors de sa mise en valeur par le capital et le travail.