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auront pour prince souverain sinon pour roi a ce bon reître allemand, » comme les bourgeois de Berlin appellent sympathiquement Alexandre de Battenberg. Heureux Serbes ! qui après avoir été battus à plate couture, n’auront à donner ni un pouce de leur territoire ni un écu de leur trésor, et, peut-être même, recevront une parcelle du district de Trune en compensation de leurs défaites !

Si, en effet, il y a rectification de frontière entre les deux états, cette rectification sera, — le cas est unique, — au profit des vaincus. Mais que les Grecs s’avisent d’entrer en campagne, on oubliera vite la révolution rouméliote, l’agression serbe, de façon à accuser la Grèce de troubler la paix de l’Europe, et si l’armée grecque est vaincue, il se trouvera des gens pour se réjouir des victoires des bachi-bozouks ! On ne peut faire, cependant, que la Grèce ne représente pas une nationalité, comme la Serbie et la Bulgarie en représentent chacune une autre, on ne peut faire qu'il n’y ait point en Turquie trois millions de Grecs[1] ; on ne peut faire enfin que les Grecs ne se considèrent pas, au même titre que les Bulgares, comme les héritiers désignés de « l’homme malade. » En s’annexant la Roumélie orientale, les Bulgares prennent, si l’on peut dire, un avancement d’hoirie. Non-seulement ils convoitent la peau de l’ours musulman, ils la découpent toute vive sur les flancs. c’est donc très légitimement que les Grecs, se sentant lésés, demandent leur part de l’héritage, puisque l’héritage est ouvert, leur part de la bête, puisque la chasse a commencé.

Autre chose est susciter les événemens, comme l’ont fait les Bulgares, autre chose est y obéir, comme les Grecs se disposent à le faire. Quoi qu'il puisse advenir de toutes ces aventures, la Grèce ne saurait en porter la responsabilité. La question d’Orient a été rouverte non par les Grecs, mais par les Bulgares. Loin que la Grèce ait créé la situation présente, c’est cette situation qui soudainement est venue s’imposer à elle. Il en sera de même chaque fois que le canon tonnera dans la péninsule balkanique ; il en a été ainsi, il y a peu d’années, pendant la guerre turco-russe. Peut-être, en 1878, n’a-t-on pas assez tenu compte à la Grèce de sa modération et de sa patience pour qu'on soit bien fondé, en 1886, à lui marquer la même conduite ? Peut-être aussi oublie-t-on trop que la Grèce, qui a un demi-siècle d’existence comme état libre et qui, depuis dix ans, s’est transformée par des progrès continus, n’est plus une nation en tutelle ?

  1. Par Grecs nous entendons les populations de race hellénique. A compter les raïas qui pratiquent le culte grec, on arriverait à près de six millions.