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de l’émigration étaient écrasées. « Dans la plus mauvaise saison de l’année, il fallut se sauver avec précipitation d’Aix-la-Chapelle, où le comte de Bueil était venu nous rejoindre, précédé et suivi d’une nuée d’émigrés renvoyés des armées. Le grand chemin d’Aix-la-Chapelle à Dusseldorf était couvert de fugitifs, et les frais pour s’y transporter, pour y subsister à peine à l’abri des injures de l’air et des besoins physiques, s’élevaient à des sommes hors de toute proportion et de toute croyance. En peu de semaines, il m’en coûta 10,000 livres de France pour être à peine logé, chauffé et nourri avec ma petite famille. » Goethe, qui avait suivi Charles-Auguste dans la campagne de France, et à qui nous devons un récit de cette lamentable équipée, rencontra Grimm et Mme de Bueil à Dusseldorf. Ils avaient trouvé asile chez un pharmacien et couchaient dans un cabinet d’histoire naturelle, au milieu des animaux empaillés.

Les désastres de la coalition avaient rejailli sur les émigrés comme s’ils en eussent été cause ; on n’en voulait plus nulle part en Allemagne, si bien que le comte de Bueil était obligé de se réclamer de l’uniforme russe, que Catherine l’avait autorisé à prendre. Où aller cependant? Grimm se ressouvint de la petite cour qu'il venait de représenter pendant quinze ans à Paris et des protections dont il y était assuré. Il dirigea ses compagnons sur Gotha, au mois de décembre, par un temps et des chemins effroyables, et les y rejoignit en février. Ils y furent tous parfaitement accueillis par le duc, et c’est là que nous voyons végéter, puis s'éteindre, celui qui avait vécu dans les plus spirituelles sociétés de Paris et avait connu toutes les têtes couronnées de l’Europe. Les premiers temps, surtout, furent pénibles, et de toutes les manières. Bueil avait repris du service dans le régiment de Castries, à la solde de l’Angleterre, et ne revint vers les siens qu'en 1796 ; il les avait laissés aux soins de Grimm, qui n’avait, pour soutenir tout ce monde, que son traitement de 2,000 roubles que lui continuait Catherine, et les générosités qu'elle y ajoutait souvent, il est vrai : une fois, 6,000 roubles, une autre fois, jusqu'à 20,000. Aux difficultés du présent s’ajoutaient les soucis pour l’avenir. Il fallait penser au jour où les amis de Grimm ne l’auraient plus avec eux, et l’on ne peut en vouloir à notre exilé de l’insistance discrète, soumise, mais persévérante, avec laquelle il cherchait à obtenir de sa souveraine qu'elle assurât le sort de Mme de Bueil. Il finit par lui léguer solennellement toute cette famille, y compris sa domestique, la fidèle Antoinette Marchais, qui avait si courageusement défendu le domicile de la Chaussée d’Antin, et qui avait réussi à rejoindre son maître à l’étranger. Outre les soucis matériels, il y avait les loisirs forcés, l’ennui, pire quelquefois que la souffrance. On n’était plus au temps où Voltaire appelait les petites