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mis à courir nuit et jour et m’a devancée de deux jours. Nous avons passé la journée d’hier ensemble ; il a paru qu'il ne s’ennuyait pas. Je l’ai trouvé très instruit ; il aime à parler et parle très bien. » La conversation de Joseph avait frappé Catherine ; elle y revient l’année suivante et se montre tout à fait séduite : « Si jamais vous lui parlez, écrivait-elle à Grimm, sachez qu'il vous prendra par vos deux oreilles, et que vous n’en pouvez avoir trop pour l’écouter ; il est d’une éloquence et a la pensée et la parole à sa disposition. C'est un homme qui veut singulièrement le bien faire et qui le cherche partout, et morgue ! quand il l’a trouvé, habile celui qui l'en fera démordre. » Et quelques lignes plus loin, s’échauffant toujours, le plus malencontreux horoscope qui ait jamais été tiré : « Je connais un homme dans ce monde auquel le ciel a destiné la première place en Europe, sans contredit la première, dis-je, pour la gloire. Il faut qu'il vive, il faut qu'il survive une couple de ses contemporains, et alors cet astre sera à nul autre comparable, et ses contemporains resteront loin derrière lui. « (1781.) On comprend quelles durent être à la fois la déception et la douleur de Catherine lorsque Joseph mourut à cinquante ans, battu à Lugosch, laissant les Pays-Bas soulevés, la Hongrie et la Bohême sur le point de s’insurger, rongé d’humiliation et de chagrin, et résumant l'histoire de son règne dans l’épitaphe qu'il se composa lui-même : «Ci-gît Joseph II, qui fut malheureux dans toutes ses entreprises. » L'émotion de Catherine fut profonde ; elle perdait, disait-elle, son meilleur ami. Elle resta longtemps sans revoir l’ambassadeur d’Autriche parce qu'elle ne pouvait retenir ses sanglots. Elle avait peine en même temps à reconnaître combien elle s’était trompée sur le compte de l’infortuné : « Je ne puis revenir encore de mon étonnement : fait, né et élevé pour sa dignité, rempli d’esprit, de talent et de connaissances, comment il a fait pour régner mal, et non-seulement sans succès, mais même à être réduit au malheur dans lequel il est mort. »

Dans les affaires intérieures de son empire, Catherine montre à la fois de la hardiesse et de la timidité. Il est des découvertes qu'elle adopte du premier coup. « Vous vous êtes fait inoculer, lui écrivait Voltaire, avec moins d’appareil qu'une religieuse ne prend un lavement. » Elle a une certaine intelligence de la liberté, se refuse à régler, à gêner, ne veut pas entendre parler de monopoles. d’un autre côté, son principe étant que tout aille comme il peut, elle craint les théoriciens et ne peut souffrir les économistes. Elle brûle leurs livres : « Tout cela, dit-elle, nous va comme une selle à une vache. » Même impatience de l’agronomie et de ces cultivateurs qui n’ont jamais eu une charrue en main.