Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

renouvelé la circulation du sang dans vos veines, fortifié corps, cœur, âme et tête, épanoui la rate ; au moment où vous en auriez eu besoin, vous auriez respiré avec une facilité étonnante, et vous vous seriez trouvé d’un pied plus haut à la fin de vos lectures. » Ce qu'il y a d’amusant, c’est l’embarras de la pauvre tsarine lorsque la révolution étant venue avec toutes ses terreurs et toutes ses horreurs, l’opinion s’établit peu à peu que la faute en était aux philosophes. Voilà Catherine singulièrement troublée. Elle se demande ce qu'elle en doit penser ; elle est partagée entre son aversion pour les renverseurs de trônes et son culte pour le patriarche de la philosophie ; elle voudrait que Grimm la rassurât sur les responsabilités du maître si longtemps vénéré.

Catherine n’avait point d’oreille : « Je meurs d’envie d’écouter et d'aimer la musique, mais j’ai beau faire, c’est du bruit et puis c’est tout.» Elle avait en revanche la passion des arts du dessin : peinture, sculpture, architecture; ses emplettes et ses constructions en font foi. Sa grande admiration en peinture est Raphaël : le bon sens encore, sous la forme de la vérité, de la mesure, de la justesse. Elle avait fait construire à l’Ermitage un portique pour y placer les copies des Loges de Raphaël : « Là je me promène au milieu de quantité de choses que j’aime et dont je jouis. » A Tsarskoé-Sélo, autre genre de magnificence : une colonnade vitrée d’où elle voit une centaine de verstes à la ronde ; au bas et à côté un jardin ; le dessous de la colonnade occupé par ses femmes, qui sont là comme des nymphes au milieu des fleurs. Sur deux rangs, les bustes des plus grands hommes de l’antiquité, Homère, Démosthène, Platon. Là, sur un canapé, devant son jardin, elle est comme un khan de Crimée, ou comme un perroquet dans sa cage. « Vous n’avez pas d’idée de ce que c’est que Tzarsko-Sélo, quand il fait chaud et beau ! »

Outre ses goûts de lecture, de collections et de bâtisse, et outre le temps que lui coûtait une vaste correspondance, Catherine aimait à tenir la plume. Elle avait composé des a b c et des « cahiers » pour l’éducation de ses petits-fils ; elle faisait des extraits des livres qu'elle lisait, ce qu'elle appelait son Salmigondis ; elle travaillait à une histoire de Russie qu'elle conduisit jusqu'au XIVe siècle ; elle fabriquait des comédies que l’on jouait et auxquelles le saint synode assistait en corps, « riant comme des tous et claquant des mains à tout rompre. » Elle s’occupait d’étymologies et en proposait qui n’étaient ni plus ni moins extravagantes que toutes celles de son temps. « j’ai gagné, il y a trois ans, la toux à force d’écrire, dit-elle en 1786; à présent je n’écris plus; j’ai fait dix comédies, j'en suis à l’onzième, mais cela n’est pas travailler. Mon Salmigondis est à la cent soixante-dix-huitième feuille in-folio, mais tout cela n'est rien ; c’est l’histoire de la Russie qui me faisait tousser. » Dans