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fond de santé, malgré une disposition aux maux de tête. Elle se baignait à l’eau froide. A soixante ans, trois mois avant sa mort, elle était encore « leste comme un oiseau. » Partant, fort à son aise pour se moquer des médecins, dont pas un, à l’en croire, ne sait guérir la piqûre d’une punaise. Elle est une fois menacée d’une fièvre chaude, reste sept jours au lit : « Mais, dit-elle, pas un esculape n’a passé le seuil de ma porte. » En revanche, et comme il arrive à ces esprits forts, elle possède un orviétan, des gouttes de Bestoujef, qui la guérissent subitement quand besoin en est, et qu'elle fait prendre à tort et à travers dans la maison. Donc, robuste tempérament. Par suite, l’entrain. « La gaîté, c’est mon fort, » lisons-nous, et la gaîté avec elle va jusqu'à la farce, jusqu'à la folie, en voyage de préférence, lorsqu'elle est libre des soins du gouvernement. En 1775, en route pour Moscou : « Nous courons, écrit-elle, comme des diables et nous rions comme des fous. » On connaît par Ségur et l’on retrouve ici les inépuisables badinages du voyage de Crimée de 1785, les bouts-rimés, les chansons, les mystifications. Cette impératrice de toutes les Russies et les « trois ministres de poche » qu'elle a emmenés avec elle font l’effet d’une troupes d’écoliers en vacances.

Comme contre-partie à cette exubérance de vie et de bonne humeur, des mouvemens, des ébranlemens de passion. « Les grandes joies sont difficiles à contenir, dit-elle; on raffole. » A la nouvelle de la victoire de Tchesmé, elle s’imposa un silence de huit jours pour se donner le temps de revenir à la raison. Non moins facile à attendrir et non moins extrême dans l’attendrissement, la lecture d'un roman, la représentation d’une tragédie la font pleurer, et, quand elle pleure, elle hurle. Nous la verrons profondément émue à la mort d’Orlof et de Potemkin, abîmée de douleur en perdant Lanskoï.

Catherine, disons-nous, est énigmatique, elle est compliquée, mais elle ne joue pas de rôle, elle ne pose pas : « Je hais toute affiche, » dit-elle. Et, par aversion pour les airs à prendre, elle fuit la contrainte. Elle redoute la visite des princes : il faut, avec eux, se tenir droite et raide de corps. Les célébrités l’intimident également parce qu'elle voudrait devant elles avoir de l’esprit comme quatre. Heureuse quand le naturel, dans ces occasions, ne reprend pas le dessus. « Il faut que je vous conte l’étonnement dans lequel je vis un jour le prince Henri lorsque le prince Potemkin lâcha un singe dans la chambre, avec lequel je me suis mise à jouer au lieu de continuer une belle conversation que nous avions entamée; il ouvrait de grands yeux, mais il avait beau faire, les tours du singe l’emportèrent. » Au fond, mélange de fermeté et de bonté : « Je suis peut-être bonne, ordinairement douce, mais, par état, je suis obligée de vouloir terriblement