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ministère de France, qu'elle ne jugeait pas à propos de faire passer par le canal ministériel ; mais, dans ces occasions, jamais le nom de Sa Majesté ne fut compromis, et je prêchais mon texte comme le fruit de mes propres réflexions, fondées sur la connaissance que je pouvais avoir des principes et de la façon de penser de l’impératrice. Les ministres de Louis XVI, de leur côté, me pressaient assez souvent de me charger de choses qu'eux aussi ne voulaient pas faire arriver par le canal ordinaire. Je leur observais préliminairement qu'avant tout j’étais Russe ; que s’ils ne voulaient pas parler vrai ni agir conformément à ce qu'ils annonçaient, ils avaient grand tort de s’adresser à moi ; qu'en m’inspirant une fausse confiance en eux, ils ne donneraient pas une minute le change à l'impératrice sur leurs véritables dispositions... Je dois rendre la justice au ministère de France que jamais il ne m’en a imposé sur rien, et je me rappelle que, nommément dans les négociations avec la Porte pour la déterminer à la cession de la Tauride, il remplit exactement ce qu'il avait annoncé, et, ce qui dans ce temps-là n'était pas si aisé à croire, prévint alors par son influence à Constantinople la rupture entre les deux empires. »

Le lecteur aura remarqué ces mots : « avant tout j’étais Russe. » Grimm était Russe en effet, ayant été attaché au service de Catherine par le titre de conseiller d’état. Cela ne l’empêchait pas d’être en même temps Allemand en sa qualité de ministre plénipotentiaire du duc de Saxe-Gotha à Paris, désignation sous laquelle il figure, dans l’Almanach royal, de 1776 à 1792. Français, s’il ne l’était pas au sens légal ou officiel du mot, Grimm l’avait été comme faisant partie de la maison du duc d’Orléans, et il l’était resté par une adoption évidente, par bien des habitudes et des préférences. Nous avons donc là le parfait cosmopolite, prêt à épouser tous les intérêts, à entrer dans tous les services, à chercher la fortune de quelque côté qu'elle lui fît signe. Mieux que cela, nous voyons Grimm, pour ainsi dire, en fonction internationale, servant d’intermédiaire entre les cours, et méritant, du reste, la confiance qu'on mettait en lui par sa raison, par son tact et par une discrétion à toute épreuve.

Le fond de la correspondance entre Grimm et Catherine en ferait quelque chose d’assez fastidieux si l’étrangeté de leur relation n’en faisait, au contraire, l’un des documens les plus curieux de l’histoire. Les deux personnages s’écrivent la plupart du temps pour des commissions à donner et des comptes à rendre, mais à ces détails d’affaires, nous l’avons dit, se mêlent mille sujets divers d’entretien, de sorte qu'il finit par se dégager de tout cela deux physionomies inoubliables. Catherine s’y livre avec tant d’abandon, elle s’y montre sous tant de jours différens, elle est si homme et si femme, si