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Berlin, où il put causer avec Frédéric du nouveau règne qui commençait en France. Grimm arriva en Russie au mois de septembre, juste à temps pour assister aux secondes noces du tsarowitz, dont il avait, deux ans auparavant, vu célébrer le premier mariage. Il n'y trouva pas un accueil moins empressé que lors de sa précédente visite. « Je passai une année presque entière, raconte-t-il, auprès de mon auguste protectrice, la voyant tous les jours, du matin au soir en public, et en particulier au moins une fois par jour ; passant, pour l’ordinaire, deux, trois, quelquefois quatre, et une fois jusqu'à sept heures de suite, tête à tête avec elle, sans que la conversation tarît un instant. c’était un commerce d’épanchemens entre deux amis, qui se rendaient compte réciproquement de ce qui les avait occupés, intéressés dans la journée, de ce qui les occuperait le lendemain... Il faut avoir vu dans ces momens cette tête singulière, ce composé de génie et de grâce, pour avoir une idée de la verve qui l’entraînait, des traits qui lui échappaient, des saillies qui se pressaient et se heurtaient, pour ainsi dire, en se précipitant les unes sur les autres comme les eaux limpides d'une cascade naturelle. Que n’a-t-il été en mon pouvoir de coucher par écrit ces causeries ! Je quittais Sa Majesté pour l’ordinaire tellement ému, tellement électrisé, que je passais la moitié de la nuit à me promener à grands pas dans ma chambre, obsédé, poursuivi par tout ce qui avait été dit, et me désolant que tout cela ne fût que pour moi et dût rester perdu pour tout le monde. l’impératrice, à la vérité, ne fut jamais un seul instant absente dans ces tête-à-tête, mais elle n’y fut pas non plus jamais de trop. l’art de conserver la dignité qui lui était naturelle, au milieu de l’aisance, de la familiarité même, était un de ses secrets et des charmes magiques de sa société. »

Si la correspondance de Catherine avec Grimm ne reproduit pas, sans doute, d’une manière complète l’agrément et la puissance de sa conversation, elle atteste du moins que son correspondant n’a point exagéré l’étrange familiarité qui s’était établie entre eux.

Grimm était à peine arrivé pour la seconde fois à Pétersbourg, qu'en homme avisé et qui ne perd jamais de vue l’essentiel, il se demanda de nouveau à quoi le mènerait la faveur dont il jouissait, quel parti il en pourrait bien tirer pour son avenir. Le problème se posait toujours dans les mêmes termes : par quoi remplacer la Correspondance littéraire, dont il était fatigué, et qu'il avait, du reste, depuis trois ans déjà, abandonnée à Meister? Quelle occupation inventer qui lui permit de toucher des honoraires tout en résidant à Paris? Grimm, dans cette perplexité, eut recours au style moitié sérieux, moitié bouffon, qui caractérise du reste toute sa correspondance avec l’impératrice, et il y joignit l’emploi des procédés