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fait la révérence à Sa Majesté, et je lui ai baisé la main avec le respect qu'on doit à la main auguste qui tient les rênes d’un grand empire, et avec le plaisir qu'on a d’approcher ses lèvres d’une belle main de femme... l’impératrice me combla de bontés dès le premier jour. Après s’être entretenue quelque temps avec moi, elle me fit ordonner de rester à dîner. Après dîner, elle me dit en me souriant : « j’ai été bien loin de vous, mais j’espère qu'il n’en sera pas toujours de même... » j’ai eu l’honneur de la voir presque tous les jours, de dîner deux ou trois fois avec elle, et, ce qui vaut au-dessus de tout, de causer encore quelquefois le soir une heure et demie, deux heures de suite, tête à tête dans son cabinet. Là, il faut se camper dans un bon fauteuil, en face du canapé impérial et de la souveraine de toutes les Russies; on cause, on babille de choses sérieuses, gaies, graves, frivoles, souvent très gaîment de choses graves, très gravement de choses gaies ; et puis Sa Majesté dit bonsoir. Nous avons jasé ce soir comme des pies borgnes. c’est je vous assure, une charmante femme et dont la maison manque à Paris. Une ou deux fois la semaine, l’impératrice dîne dans son Ermitage attenant le palais et communiquant à son appartement. C'est là que sont ses immenses trésors en peinture ; c’est là qu'on trouve un jardin d’été et un jardin d’hiver de plain-pied avec l’appartement, au premier étage. l’entrée de l’Ermitage rend tout le monde égal : on quitte son rang, son épée, son chapeau à la porte. Il n’y a pas là un soupçon d’impératrice. Dans la salle à manger il y a deux tables, l’une à côté de l’autre, chacune de dix couverts. Le service se fait par machines ; ainsi point de valets derrière les chaises, et le lieutenant de police est fort attrapé, car il ne peut pas faire un seul rapport à Sa Majesté de ce qui se dit pendant ces dîners-là. Les places se tirent au sort, et l’impératrice est souvent placée au coin de la table, tandis que M. Grimm ou un autre homme de son importance occupe la place du milieu. »

L'intimité qui, du premier abord, s’était ainsi établie, entre l'impératrice et l’écrivain, s’accrut encore après les fêtes du mariage et le départ de la landgrave. « Sa Majesté me faisait fréquemment appeler, après souper, dans son appartement. Elle travaillait à quelque ouvrage de main à sa table, me faisait asseoir vis-à-vis d'elle et me gardait jusqu'à dix heures et demie, onze heures, suivant le degré d’intérêt que la conversation avait pris. Bientôt ces séances devinrent journalières et étaient précédées tantôt d’une tantôt de deux dans la journée, l’une avant, l’autre après le dîner de Sa Majesté. Je passais ainsi régulièrement depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir à la cour et en présence de l'impératrice, soit en public, soit en particulier; je n’étais retiré chez moi que l’après-dîner, depuis quatre jusqu'à six heures. l’hiver