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la force ou le prestige, entretenons-en plutôt le culte, et, s’il le faut, jusqu’aux préjugés. Tous les maux, en effet, sont moindres pour un peuple que la perte de ses traditions. Et, quant aux individus, c’est vraiment alors que l’existence ne vaudrait pas la peine d’être vécue, si elle était enfermée tout entière entre l’instant de la mort et celui de la naissance, n’ayant de raison d’être, d’objet et de fin qu’elle-même.

Ces considérations, qu’il serait trop facile de développer à l’infini, ne paraîtront, je l’espère, déplacées ni oiseuses à aucun des lecteurs du livre de M. Frary. En effet, c’est son sujet même, et peu importe qu’il ait essayé de poser autrement la question, c’est ainsi qu’elle doit être posée, parce que c’est ainsi qu’en réalité elle se pose d’elle-même. Il s’agît de savoir si la meilleure préparation de l’avenir est l’ignorance ou le mépris du passé ; voilà tout le problème de l’éducation, et voilà la Question du latin. Après avoir détruit en France toutes les autres aristocraties, croît-on qu’il soit urgent de détruire à son tour celle de l’intelligence ? On le peut ; elle n’a rien en soi de plus respectable que les autres, ou de plus légitime ; et, à l’homme d’état qui voudra s’illustrer dans cette glorieuse entreprise, le livre de M. Frary en offre d’assez bons moyens. Il n’y a pas de doute qu’à défaut de tous ceux que l’on s’en est promis, celui-ci soit le premier effet du bouleversement de l’enseignement classique et de la suppression du latin. Mais si l’on pense, au contraire, que les démocraties, dans le siècle où nous sommes, tendent assez d’elles-mêmes et sans qu’on les y aide, à établir sur terre le règne de la médiocrité ; que la destruction de toutes les autres est justement une raison de favoriser d’autant la seule aristocratie qui nous reste ; et qu’une éducation fondée tout entière sur le culte des traditions en est le meilleur et le plus sûr moyen, on se gardera de commettre la prodigieuse maladresse que réclament d’imprudens novateurs. Et la démocratie nous en remerciera un jour, parce que l’homme, ni surtout les sociétés, ne vivent uniquement de produits manufacturés, parce qu’une civilisation purement industrielle et scientifique ne serait en réalité qu’une barbarie plus affreuse que l’ancienne, et parce qu’enfin nous lui aurons conservé tout ce qui fera, dans l’avenir comme dans le passé, le seul prix de la vie. — Tout cela, dira-t-on peut-être, dans la question du latin ? — Oui bien ; puisque M. Frary l’y a mis, et que nous ne pouvions utilement lui répondre qu’en le suivant lui-même sur le terrain où il s’était placé.


FERDINAND BRUNETIERE.