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glorifier le travail fécond, d’apprendre à la jeunesse que l’aristocratie des arts libéraux n’est plus de notre siècle. » Voilà les vrais griefs de la démocratie contre l’éducation classique ; et si, par hypothèse, au lieu du latin, c’était le tamoul ou le tartare mandchou qui en formât la base, vous voyez sans difficulté qu’il n’y aurait pas à changer un seul mot dans une seule de ces phrases. Mais il est vrai que le latin ne peut qu’entretenir, nous avons dit pourquoi, l’enseignement secondaire dans ses habitudes aristocratiques, et c’est aussi pourquoi l’on s’attaque au latin d’abord. De telle sorte que M. Frary dépense tant d’ardeur et même d’éloquence à démontrer la « stérilité » des études latines, c’est qu’il a lui-même conscience autant que personne de leur « fécondité. » C’est parce qu’il sait parfaitement qu’il y va de tout autre chose que « de casser laborieusement des noix vides, » ou de « tourner la meule pour ne produire que du son, » qu’il s’évertue en mille manières à prouver la justesse de ces comparaisons. Et pour tout dire d’un mot, il aurait fait moins d’efforts contre la « routine » s’il ne s’avouait intérieurement tout ce que la routine a de titres et d’autorité légitime sous le nom de « tradition. »

Nous touchons ici le fond de la question, en même temps que l’une des principales différences, la principale peut-être, de l’esprit aristocratique et du démocratique. L’esprit d’aristocratie tend effectivement à continuer, perpétuer, consacrer d’âge en âge les inégalités naturelles ou acquises, souvent importunes, odieuses même parfois aux individus, presque toujours utiles à la conservation et au bien de la famille, de la nation, de la race, de l’espèce. Mais, réciproquement, l’esprit démocratique, de son côté, semble tendre à replacer chaque génération qui vient à la lumière dans un état chimérique d’égalité native où les intérêts supérieurs de l’espèce, de la race, de la nation et de la famille s’effacent ou s’anéantissent devant le droit de l’individu. Autant donc il importe à l’esprit aristocratique d’entretenir le respect des traditions, et, au besoin, de les créer pour les imposer au respect, autant il importe au démocratique de les renverser à mesure et avant qu’elles aient le temps de se consolider. Ce qui paraît injuste à la démocratie, ce n’est pas qu’il y ait des millionnaires, — elle s’en accommode aussi bien que l’aristocratie, — c’est qu’il y ait des fils de millionnaires et qu’ils aient sur les autres, dès en entrant dans la vie, la supériorité de leurs millions. Ce qui paraît injuste à la démocratie, ce n’est pas qu’il y ait des distinctions entre les hommes, — tournez plutôt vos yeux du côté de l’Amérique, — c’est que ces distinctions s’héritent, et ainsi constituent un avantage à celui qui les trouve dans son berceau. Ce qui paraît injuste enfin à la