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moindre interruption dans leur travail, la moindre perturbation dans les conditions économiques de la société où ils vivent menace de leur faire éprouver la faim aiguë. Il n’est même pas impossible que celle condition douloureuse soit celle de presque tous les travailleurs d’une région, si l’industrie générale de cette région les condamne à des travaux peu rémunérateurs. En ce cas, les mieux comme les plus mal doués suivent le sort commun, et la même fatalité pesé sur les uns comme sur lus autres. Ajoutons que, dans nos sociétés complexes, l’enchevêtrement des existences les plus dissemblables doit rendre par la comparaison cette condition plus insupportable encore qu’elle ne l’était autrefois. La misère n’est pas seulement une privation du corps ; c’est aussi un état de l’âme, et il est inévitable que le spectacle incessamment étalé sous les yeux des plus pauvres de la condition des plus riches aggrave cet état par l’amertume d’un perpétuel rapprochement.

À cette armée nombreuse des misérables par infériorité physique, intellectuelle ou économique, se joint l’armée non moins nombreuse des misérables par infériorité morale. En effet, si une certaine somme de misères est infligé à l’homme par des causes extérieures sur lesquelles sa volonté est sans action, une part non moindre de ses maux provient de lui-même, de sa faiblesse et de ses vices. Il est certain que si tous les hommes étaient laborieux, sobres, économes, le nombre des pauvres diminuerait d’une façon assez sensible. Mais il y a toujours eu, il y aura toujours des paresseux, des imprévoyans, des prodigues et des débauchés, dont la faiblesse ou l’inconduite condamnera à la misère non-seulement eux-mêmes, mais ceux-là, femmes et enfans, dont l’existence dépend de leur travail, le sais bien qu’on peut toujours espérer de voir cette cause de misère diminuer avec le progrès de la moralité générale, et que, pour opérer ce progrès, beaucoup de bons esprits mettent leur confiance dans le développement de l’éducation populaire. Peut-être même me reprochera-t-on de n’avoir pas mis l’instruction au premier rang des remèdes contre la misère et, dans une longue nomenclature, d’avoir oublié l’école. J’irai au-devant du reproche en confessant que je ne sois pas de ceux croient à la vertu moralisatrice de l’alphabet ou de l’arithmétique. Rien ne démontre en effet que la moralité augmente en proportion de l’instruction. La statistique n’établit nullement que le nombre des délits et des crimes augmente ou diminue avec celui des illettrés. Je dirai même très nettement que, séparée de toute notion morale et religieuse, l’instruction me parait plutôt un danger qu’un bienfait, Mais, en tout cas, et si loin qu’on se flatte de pousser l’éducation populaire, on ne nourrit pas sans doute l’illusion que, par la seule vertu d’un programme scolaire, on arrivera à détruire des