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il les appelle cependant à participer sur le même pied que lui aux bénéfices de ses apports. Bien plus, il a constitué la société de telle façon que, dans un certain laps d’années, ce sont ses ouvriers qui finiront par devenir propriétaires exclusifs de l’usine apportée par lui, dont il se trouvera finalement exproprié. Saint Martin, lui aussi, faisait de la participation quand il coupait en deux son manteau pour en donner la moitié à un pauvre. Or, c’est un peu à la manière de saint Martin que M. Godin me paraît faire de la participation. Il est même, en un certain sens, supérieur au saint, puisqu’on fin de compte il n’entend rien garder pour lui et aspire à se dépouiller complètement. Plus l’exemple de ce galant homme est honorable, plus je crains qu’il ne soit pas contagieux et qu’il ne fasse pas beaucoup de disciples dans la grande, la moyenne et la petite industrie.

Enfin, à supposer même que le système de la participation aux bénéfices pût devenir d’une application générale, et que toutes les industries s’en accommodassent, il est malheureusement une considération qu’il ne faut pas perdre de vue et qui limitera toujours son action bienfaisante. « En matière commerciale ou industrielle, disait un déposant devant la commission d’enquête extraparlementaire, le difficile n’est pas de répartir les bénéfices, c’est d’en faire. » Cette parole peut paraître naïve, elle est profondément juste. Le système de la participation aux bénéfices suppose nécessairement des bénéfices ; or il s’en faut que toute industrie, tout commerce, se traduise par un gain. Un homme d’affaires fort entendu déclarait devant la commission d’enquête parlementaire qu’à ses yeux et en temps normal un tiers des industriels réalisait des bénéfices, un tiers équilibrait ses dépenses et recettes, un tiers était en perte et finissait par une liquidation. Sans doute, ces chiffres n’ont rien d’absolu ; mais, sans les prendre au pied de la lettre, et en admettant même qu’ils soient empreints d’un certain pessimisme, on ne saurait nier que les bénéfices industriels ne conservent toujours un caractère incertain et aléatoire. Tel établissement, habituellement prospère, fera une ou plusieurs mauvaises années et se verra contraint d’entamer ses réserves ; tel autre devra se résoudre à une transformation qui absorbera pendant un certain laps de temps les bénéfices réalisés ; tel autre, enfin, au bout de plusieurs années de perte, se verra forcé de renoncer à la lutte. Que deviendra, pendant ces momens de crise, la participation aux bénéfices ? Elle sera forcément suspendue, et il pourra très bien arriver qu’un ouvrier, même laborieux, même habile, reste pendant un laps de temps assez long sans toucher autre chose que son salaire annuel. Et à quel moment se produiront ces vicissitudes ? Le plus souvent, ce sera précisément pendant une de ces crises commerciales ou industrielles qui se reproduisent en quelque sorte périodiquement