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pensée de rien faire qui la puisse empirer. Lui seul fixe non-seulement la proportion du bénéfice qui sera attribuée au salaire, mais le chiffre même du bénéfice sur lequel ce prélèvement sera opéré, et cela sans vérification ni contrôle. Quoi de plus naturel, et comment la pensée pourrait-elle venir à ses ouvriers de suspecter sa bonne foi, s’ils sont pénétrés de cette idée que rien de ce qui leur est distribué ne leur est strictement dû et que ce supplément à leur salaire légitime est un pur effet de la bienveillance du patron pour eux ? Dans la pratique, les choses se passent ainsi sans la moindre difficulté et ce n’est pas un fait des moins remarquables que l’unanimité des témoignages sur ce point. Tous les patrons qui ont adopté la participation aux bénéfices affirment que jamais ils n’ont eu de contestation avec leurs ouvriers sur la quotité du bénéfice à distribuer Mais cela ne tient-il pas précisément à ce que les ouvriers sentent confusément ce que je viens de dire, et s’ils arrivaient à se persuader que cette promesse constitue pour eux un droit n’en serait-il pas bien vite autrement ? Il faut donc affirmer que la participation aux bénéfices n’est pas un contrat, mais qu’elle constitue une libéralité, car si l’on s’écarte de ce point de vue, on arrive à des conséquences, non pas seulement étranges, mais dangereuses, que je vais signaler tout à l’heure.

Est-ce à dire cependant que cette libéralité soit purement désintéressée, bénévole, assimilable à une simple aumône et ne comportant d’autre récompense que la satisfaction du devoir accompli ? Ce serait aller trop loin que de le prétendre. Il n’est pas toujours exact de dire que charité bien ordonnée commence par soi-même. Elle peut aussi commencer par les autres. Dans tous les établissemens où la participation aux bénéfices a été établie, elle a eu pour résultat de créer des liens plus étroits entre le patron et les ouvriers. Parfois elle a détourné ceux-ci des grèves ; souvent elle a amené de leur part un redoublement de zèle et d’activité au travail qui s’est traduit par un excédent dans la production, ou par une économie dans les frais. On a rapporté devant la commission ce propos curieux d’un ouvrier lithographe à l’un de ses camarades associé comme lui aux bénéfices de la maison où ils travaillaient : « Tu sais, ne casse plus de pierre ; c’est 8 francs que cela nous coûte. » On a cité également des exemples de surveillance et même de dénonciation exercée par les ouvriers les uns vis-à-vis des autres, en cas de négligence dans le travail ou de malfaçon. Tous ces avantages assurément sont sérieux, appréciables, et constituent une compensation au sacrifice consenti par le patron qui n’est pas à dédaigner. Par là s’explique cette boutade d’un patron très convaincu des avantages de la participation aux bénéfices, qui s’écriait devant la commission d’enquête extra parlementaire : « En associant mes ouvriers à mes bénéfices,