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gérans ne dépassera pas, comme capacité, la bonne moyenne des ouvriers français. C’est assez pour réussir dans la petite industrie ; ce n’est pas assez pour aborder la grande. Aussi peut-on dire que toute société coopérative dont le personnel et les opérations dépasseront certaines limites est fatalement vouée à l’insuccès. Je n’en veux pour preuve que l’histoire de l’Imprimerie nouvelle. L’Impriment nouvelle figurait parmi les sociétés coopératives les plus anciennes puisque sa constitution était antérieure à la guerre de 1870. Elle avait débuté modestement et prudemment au capital de 80,000 fr., dont 30,000 seulement versés : puis peu à peu elle avait développé ses opérations, élevé son capital, contracté des emprunts sous forme d’obligations, et lorsque le directeur et le président du conseil d’administration furent appelés à déposer devant la commission d’enquête extra parlementaire, la prospérité de la société paraissait à son comble. Ils parlaient avec un légitime orgueil de leur nouvelle et grandiose installation, de leurs dix machines à imprimer, de leurs deux générateurs de vingt chevaux, de leur machine de quarante. Bien plus ils annonçaient qu’encouragés par le « discours dans lequel M. le ministre de l’intérieur avait abordé résolument cette fameuse question sociale et pris l’engagement de la résoudre au moins partiellement, » ils avaient décidé de doubler encore leur capital par l’émission de 2,000 actions nouvelles. L’avenir leur paraissait plein de promesses et ils se déclaraient prêts à accepter toutes les commandes. Au bout de quelques mois, qu’étaient devenues toutes ces espérances ? La société était obligée de suspendre ses opérations et elle aboutissait bientôt à une liquidation. Je ne connais pas positivement les causes de ce désastre, mais il me suffit de savoir que le capital-actions et le capital-obligations réunis dépassaient 600,000 francs, que les immobilisations en constructions et matériel atteignaient 634,000, enfin que le chiffre des associés s’élevait à 1,348, pour comprendre ce qui est arrivé. Le directeur de la société a dû se trouver dans la situation d’un capitaine auquel on confierait tout à coup le commandement d’une brigade. Pareille aventure est arrivée pendant la dernière guerre et nous savons ce qu’il en coûte.

Mais s’il en est ainsi, si la coopération ne peut réussir habituellement que dans la petite industrie, rarement dans la moyenne, jamais dans la grande, n’est-ce pas démontrer surabondamment combien est chimérique cette espérance, encouragée cependant par John Stuart-Mill, de la voir se substituer au salariat ? N’en faut-il pas également conclure que, pour améliorer la condition générale des travailleurs, on ne saurait beaucoup compter sur l’efficacité du remède, puisque c’est avec l’organisation de la moyenne industrie que le problème commence à naître pour passer ensuite à l’état aigu