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Dans cet empire divisé en royaumes ennemis, dans ces royaumes divisés en seigneuries naissantes, que reste-t-il au roi ? Quand on lui a repris le droit d’instituer les évêques et qu’on a, pour ainsi dire, séparé l’église de l’état, ou lui a retiré la seule force qu’il eût prise dans l’imitation du principal romain. Quand on l’a obligé à choisir le comte parmi les propriétaires du comté, on l’a privé de la disposition de l’office, qui allait être dévolu par la force des choses à la plus puissante famille du comté. Il reste au roi son titre et le respect que sa race inspire : la dynastie sera protégée longtemps encore par ces forces idéales ; mais sa seule force réelle est l’appui des fidèles. Prendre au roi un fidèle, c’est lui prendre un conseiller et un soldat. Aussi les rois essaient-ils de se protéger contre ces rapts, et l’on trouve dans le traité d’Andelot cette disposition significative : « Qu’aucun des deux rois ne sollicite les leudes de l’autre de venir à lui et ne les accepte s’ils viennent d’eux-mêmes. » Mais un pareil engagement ne pouvait être respecté dans la guerre civile, et la guerre civile perpétuelle était une occasion pour les leudes de mettre aux enchères leur fidélité. Il fallait que le prince distribuât sans cesse des faveurs nouvelles. Le don une fois fait était considéré comme irrévocable par celui qui le recevait, et la vague condition de fidélité s’oubliait vite. Reprendre à celui-ci pour donner à celui-là, c’était se faire un ennemi assuré pour acquérir un ami douteux. Il fallait donc donner, donner toujours jusqu’à la ruine ; ainsi ont fait les Mérovingiens, et la ruine est venue : c’était la conclusion fatale. Si l’on écarte les théories, celles des romanistes comme celles des germanistes, si l’on dépouille les faits de cette poésie dramatique que leur donne l’histoire pour les considérer eux-mêmes in abstracto, ou peut expliquer en quelques mois les destinées de la première dynastie franque : le roi mérovingien, à l’origine, est un parvenu qui dispose d’un riche trésor de biens et d’honneurs : il n’a pas trouvé d’autre politique que de dépenser ce trésor au jour le jour : il devait finir et il a fini par la banqueroute.


ERNEST LAVISSE.