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des planteurs européens des îles de Salomon, des Nouvelles-Hébrides, de la Nouvelle-Bretagne et autres groupes de la Mélanésie, tous plus ou moins anthropophages, soumis ici à un régime d’abstention, à une sorte de carême prolongé pendant la durée de leur engagement. J’ai de la peine à les distinguer des Fijiens, mais le capitaine Bridge, qui a beaucoup navigué dans les mers de la Mélanésie, devine facilement d’où ils viennent.

Nous avons quitté la ville pour gagner les hauteurs d’où l’on jouit d’une belle vue et de la brise de la mer. Ces terrains passent pour particulièrement salubres et on les paie des prix exorbitans. Les riches boutiquiers, dédaignant de demeurer au-dessus de leurs magasins, y ont bâti de petites villas entourées de jardins très bien tenus. La dernière de ces habitations touche à la forêt, à la solitude, au monde sauvage.

Un chemin qui longe la mer mène au government-house, situé à 1 mille de distance à l’est de la ville. Arrivés près d’une petite jetée, l’embarcadère du gouverneur, nous tournons à gauche et nous pénétrons par un guichet dans un jardin planté d’arbres. Dans quelques années ce sera un parc magnifique. Ni portier, ni planton ; la porte grande ouverte. Quel témoignage de sécurité ! Un chemin sablonneux remonte doucement vers un groupe de maisons en bois, reliées par des galeries couvertes, pas de luxe, pas de prétention à l’architecture, mais une construction adaptée au climat chaud et humide, avec des appartemens bien meublés et surtout bien ventilés. Les maisons de ce genre se fabriquent à Aukland (Nouvelle-Zélande) et sont expédiées à Queensland et, depuis quelques années, à la Nouvelle-Calédonie et à Fiji. J’ai à regretter l’absence du gouverneur, sir Williams de Voeux. Nous sommes reçus par son remplaçant intérimaire, M. Thurston, naguère l’ami et le confident du roi Takumbau, aujourd’hui secrétaire colonial. De la vérandah le regard se perd dans un chaos lumineux. Les terres, la mer, le ciel se confondent. Je m’apprête à risquer un croquis. Des nuées de mouches et de bourdons m’empêchent de tenter l’impossible.

A peu de distance du palais se trouvent les baraques occupées par un petit détachement de troupes indigènes. En partant nous passons devant une sentinelle. C’est un homme superbe. Son uniforme consiste en un pagne qui enveloppe sa taille et descend à mi-cuisse. Il présente les armes et nous lance en-dessous des regards d’anthropophage.


Le cannibalisme revient souvent dans les causeries des Européens. On se demande s’il a réellement disparu ici et les réponses à cette question varient beaucoup. Sur ce sujet, on peut diviser