Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/768

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ordre voulu au moment voulu, si sa voix, dominant le sifflement du vent et le mugissement de la mer et le sourd grognement du ressac, parvient en temps utile aux oreilles des cinq braves matelots qui cherchent à lire dans ses yeux, s’ils comprennent et exécutent les ordres à l’instant même, — car chaque instant a une valeur capitale. — si leurs rames qui ploient ne cassent pas, oh ! alors, certes, pas l’ombre de danger. Il y a cependant, il faut en convenir, bien des si dans cette argumentation. Mais ce n’est pas la mer qui me préoccupe, c’est autre chose. Ceux qui ont appris à nager dès l’enfance n’ont pas peur de l’eau. Ils ont pris confiance en elle, comme disait jadis mon maître de natation. Mais je me rappelle, — souvenir malencontreux en ce moment-ci. — le mot d’un capitaine : « Quand j’entends le cri : Un homme à la mer ! ma première pensée se porte sur les requins qui abondent dans les latitudes australes. » Aussi, c’est la vision du requin qui traverse parfois mon esprit. Mais je n’ai ni l’envie ni le temps de m’y arrêter. Le spectacle est si grandiose et si fantastique que j’oublie les dangers réels ou imaginaires que nous courons.

C’est une sorte de cotillon vertigineux dansé par les lames. Les hauts et les bas se succèdent avec rapidité. Tantôt le lieutenant et moi nous plongeons sur la surface de cinq chapeaux luisans qui dérobent à notre vue ceux qui les portent, tantôt nous n’apercevons que le dessous de cinq nez et de cinq mentons, et je me demande par quelle suspension surnaturelle des lois de la pesanteur ces cinq gaillards ne nous tombent pas sur la tête. Nous sommes au fond de l’abîme, entre des ombres murailles mouvantes parsemées de perles et de diamans et qui reflètent les lueurs blafardes d’un petit bout de ciel gris-topaze. Un instant après nous voilà portés sur la crête écoutante de la houle, et alors, d’un regard, nous embrassons un horizon immense, l’océan et le ciel et les rochers rougeâtres de l’île Philippe, sur lesquels se détachent, loin, fort loin, les contours gracieux de l’Espiègle, et près, hélas ! tout près de nous encore, la jetée avec le groupe des insulaires. Immobiles comme des statues, enveloppés de leur oilskin, le sud-ouest enfoncé jusqu’aux sourcils, les mains appuyées sur leurs genoux légèrement ployés pour mieux résister aux rafales, ils nous regardent, ils nous suivent, ils nous dévorent des yeux.

Enfin la barre est franchie. La mer est fort houleuse. Mais c’est jeu d’enfant. On peut hisser la voile, et en quelques minutes nous sommes sous les canons de la corvette.

Ici commence la seconde manœuvre, plus délicate, au dire du lieutenant, que la première. Il s’agit d’aborder sans chavirer et sans se briser en éclats, hommes et embarcation, contre le gros bâtiment ; il s’agit pour moi, en particulier, d’exécuter un tour de