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plus ou moins délabrées, où habitaient autrefois les gardes-chiourmes et les petits employés dit bague et où demeurent aujourd’hui les descendais de l’équipage du Bounty, Quand une de ces vieilles masures menace ruine, les propriétaires, plutôt que de la restaurer, cherchent un refuge dans une autre hutte un peu plus solide et la partagent avec les premiers occupans. Ce n’est ni très propre, ni très sain, mais, au point de vue des insulaires, c’est commode. L’île de Norfolk est l’eldorado du laisser-aller. les habitans négligent un peu leur personne, ainsi que leurs vêtemens, très simples, mais strictement européens, fort râpés, sans tomber en loques ; ils se promènent beaucoup à pied ou montés sur leurs chevaux de charrue, ne sont jamais pressés et semblent contens, insoucians, un peu endormis. Médium tenuere beati. Le mélange des deux sangs, du sang anglais et du sang polynésien, principalement tahitien, a donné un caractère particulier à ces insulaires, qui ont le teint blanc ou olivâtre, les cheveux roux ou noirs, à moins que les deux types ne se confondent dans le même individu. On voit des hommes bien faits et des femmes pas absolument laides, mais tous ces visages sont défigurés par la grande bouche aux lèvres charnues et sensuelles du sauvage. Ils ont l’air de gens bien élevés et parlent l’anglais correctement en traînant un peu sur les voyelles, ce qui est particulier, me dit-on, aux langues polynésiennes.

Le magistral nous mène dans la maisonnette de son père, M. Nobbs, l’ancien chef de la colonie de Pitcairn. Nous trouvons cet octogénaire au parlour, assis dans un fauteuil près de la cheminée et occupé à lire. Il nous reçoit avec politesse, échange quelques paroles avec nous et retourne à sa lecture. Quelque petite qu’ait été sa sphère d’action, il y a occupé la première place et il lui en reste quelque chose. Mme Nobbs, sa femme, a l’extérieur d’une Tahitienne presque pur sang. Leur fille, qui peut avoir environ cinquante ans, nous fait les honneurs de la maison avec l’aisance d’une femme du monde. Le petit parlour est meublé avec une certaine recherche. Des photographies suspendues aux parois, au milieu une grande table ronde sur laquelle on a étalé des albums et quelques illustrations de l’année dernière. Des chaises de Vienne, austrian chairs, que j’ai rencontrées sous tous les cieux, complètent le mobilier. Comparativement, l’ensemble de cet intérieur a je ne sais quoi de distingué, un certain air de cour, tout est relatif en ce bas monde.

Le capitaine Bridge retourne à son bord et m’abandonne à l’hospitalité du magistrat, qui nous assure que demain matin le temps ne mettra aucun obstacle à mon embarquement. Il me cède son cheval, s’empare de mon petit sac et suit à pied. Le docteur de la communauté, un médecin anglais établi ici depuis quelques années,